La démarche consiste comme dans le légitimisme à s'adresser à une population-cible, mais cette fois en la faisant participer activement à un travail de création. Comme dans le populisme, l'enjeu primordial consiste à renouer une relation directe entre l'art et un groupe d'individus donné, mais avec un déplacement de l’œuvre d’art vers la pratique artistique et les artistes. Le médiateur (services des relations publiques des structures culturelles et travailleurs sociaux) sert véritablement de trait d’union entre ces deux groupes qui poursuivent des objectifs différents mais qui les remettent dans une certaine mesure sur un pied d’égalité. Les populations-cibles sont censées trouver un « enrichissement personnel » 1601 , tandis que l’artiste peut « régénérer » 1602 sa pratique et son art par cette relation avec une population nouvelle. L’on retrouve ici l’idée d’un « heureux malentendu », ou plus exactement ici l’idée d’une compatibilité d’objectifs distincts selon les acteurs impliqués dans le projet, et qui, loin d’être conçue comme un problème, lui confère au contraire une légitimité accrue, puisque le sauvetage social de la population-cible, toujours incertain, est envisagé comme un « bienfait collatéral » éventuel du sauvetage esthétique de l’artiste. De fait, le caractère très minoritaire du public de théâtre est vécu par certains artistes et directeurs de lieux comme un mal qui attaque non seulement la légitimité du financement public du théâtre, mais sa qualité artistique elle-même :
‘« Si les gens ne vont pas au théâtre, ce n'est pas très grave pour eux. C'est beaucoup plus grave pour le théâtre que pour eux. Un art qui touche 10% des gens est un art mutilé, qui se mutile lui-même car ce sont les mêmes qui parlent aux mêmes. Donc c'est dans cette volonté de régénérer un peu l'acte artistique et le théâtre notamment, que, pour nous, il est essentiel qu'il puisse rencontrer à terme l'ensemble des citoyens d'un territoire. C'est pour le théâtre lui-même, pas pour les gens. Si les gens allaient mal sans aller au théâtre; ils iraient. Donc c'est davantage pour le théâtre que c'est tragique, cette impression des mêmes qui parlent aux mêmes. » 1603 ’L’idée d’une conjonction d’intérêts différents, et surtout du respect de la spécificité de la mission sociale dévolue à l’art, fait l’objet d’un consensus chez les directeurs d’établissements culturels et chez les artistes à la fin des années 1990. Tous insistent sur « les dangers des actions éducatives, des animations socio-culturelles, des actions sociales menées par des équipes d’animateurs hors de la présence réelle des artistes directement impliqués dans les créations » 1604 , ainsi que sur les « les manques des artistes livrés à eux-mêmes pour mener ces actions » 1605 , qualifiés de « mercenaires missionnés pour mener ces actions sans être directement impliqués dans la vie artistique de l’établissement qui les salarie » 1606 . Le Syndeac insiste ainsi sur la « mission sociale à mener en tant qu’artistes travaillant au sein d’un service public », et sur le fait que « c’est bien en tant qu’artistes et non en tant que spécialistes de l’action sociale [qu’ils doivent] mener cette action. » 1607 Les établissements culturels revendiquent donc leur caractère de non-spécialiste, et témoignent d’une certaine distance avec « le but » 1608 qui serait de « réduire la fracture sociale, les inégalités, les machins, ce qu’on a vu partout » 1609 , insistant davantage sur la modalité artistique. Ainsi, les projets culturels de quartiers de P. Douste-Blazy sont parrainés « par un artiste de renommée au moins nationale. » 1610 Cette insistance sur la finalité artistique est également destinée à parer une critique souvent adressée aux acteurs culturels de ce type de projet, comme le souligne le directeur de la Scène Nationale de Belfort Henri Taquet, en 1996, qui pointe le risque de l’instrumentalisation opportuniste des artistes et leur culpabilisation par les pouvoirs publics :
‘« Aujourd’hui, les politiques nous font le coup de la fracture sociale, alors que les gens qui font de l’action culturelle en région sont depuis des années ignorés ou traités par le mépris. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’on aille arrondir les angles, poser du Tricostéril sur la fracture ? Qu’on dise aux gens : oubliez qu’il y a du chômage, faites comme si nous vivions dans une société ludique, épanouissante et sensible ? Nous ne sommes pas des camoufleurs ! Si c’est le théâtre qui peut combler la fracture sociale, alors je ne comprends plus rien à la réalité économique ! Si la majorité des gens ne sont pas en demande d’art, ce n’est pas la faute des artistes. Le discours sur la fracture sociale qui tente de nous culpabiliser n’a aucun intérêt, ni pour le public, ni pour les artistes. Le problème n’est évidemment pas là. Ca ira mieux dans les banlieues quand il y aura moins de chômage. Les actions médiatisées peuvent servir à camoufler le mal de vivre, mais ce n’est que de la frime.La revendication d’une mission de service public et d’une légitimation des subventions va de pair avec une double inquiétude, chez le directeur de la Scène Nationale de Belfort, face au risque que l’art, les artistes et les théâtres soient jugés à l’aune d’une mission impossible, et d’autre part, qu’ils soient instrumentalisés par le pouvoir politique, et lui permette d’acheter une paix sociale. Ce dernier point témoigne de l’ambiguïté fondamentale qui se trouve au cœur du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique. Les artistes et les établissements culturels entendent œuvrer à ressouder l’ensemble de la communauté civique par le théâtre, mais ils refusent de servir de caution politique, et entendent conserver au théâtre une fonction non seulement sociale mais aussi critique. Ils sont donc en quelque sorte écartelés entre les deux régimes de justification propres à la cité du théâtre politique œcuménique et à la cité du théâtre de lutte politique. Les directeurs de lieux, comme les artistes, ne veulent pas se substituer à l’action politique, ni la compenser, comme en témoigne ce propos du directeur du CDN d’Aubervilliers en 1998. S’opposant explicitement aux propos de la Ministre de la Culture de l’époque, Didier Bezace affirme ainsi que « ce n’est pas la politique qui doit compter sur le théâtre, mais le théâtre qui ne peut être beau, fort, que s’il y a une bonne politique culturelle. » 1612
J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit., pp. 293-294.
Alice Blondel, op. cit., p. 293.
Ibid., p. 294.
Idem.
Georges Buisson, directeur de la Scène Nationale de Sénart, entretien avec Alice Blondel, le 7 février 1996.
Assemblée générale ordinaire du Syndeac des 22 et 23 juin 1998, compte rendu : « Pour une nouvelle organisation de la création et de la circulation des œuvres », La Lettre du Syndeac, n°8, nov. 1998. Cité par Alice Blondel, op. cit., p. 300.
Idem.
Idem.
Idem.
Administrateur du Manège, Scène Nationale de Maubeuge, entretien avec Alice Blondel. Cité par A. Blondel, op. cit.., p. 304.
Idem.
Idem.
Henri Taquet, entretien avec René Solis et Jean-Pierre Thibaudat, « Les bonnes intentions et les vraies limites de la politique culturelle dans les quartiers », Libération, 20-21 avril 1996. La position de Henri Taquet est demeurée la même en 2007, comme en a témoigné son intervention sur « L’engagement du Théâtre du Granit » dans le cadre du Colloque Théâtres Politique, le 05 avril 2007 à Besançon.
Didier Bezace, propos recueillis par Fabienne Pascaud, Télérama n°2547, 4 novembre 1998. Cité par Alice Blondel, op. cit., p. 309.