4. Les « nouveaux territoires » esthétiques et politiques de l’art.

‘« C'est un endroit triste comme une ancienne usine de roulements à billes et gai comme un lieu où se nouent des rencontres. Il abrite un projet ambitieux : les noces de la création la plus contemporaine et des problèmes sociaux les plus aigus. Un projet qui demeure fragile, comme les gestes des artistes s'aventurant hors de l'institution culturelle. Tous ces petits éclats d'utopie rayonnent d'une forte intensité, mais, à l'image du bâtiment à peine rénové, rien n'est spectaculaire aux Laboratoires d'Aubervilliers, une friche industrielle investie depuis quatre ans par le chorégraphe F. Verret. […] A la fin de 1995, quand F. Verret aménage cette friche, il est un chorégraphe reconnu. Plutôt que de prendre la tête d'une institution conventionnelle, cet artiste qui vient de faire la grève de la faim pour la Bosnie avec A. Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes, opte pour un engagement de terrain. "Il y a de l'insupportable à vivre ce que l'on vit, en certains endroits et dans certains moments. Nous éprouvons le besoin premier, pulsionnel, de tenter d'inventer autre chose que l'acceptation fataliste de ce mal-être. Un artiste n'a pas moins de raison qu'un autre de tenter d'inventer un rapport à cette réalité. " » 1614

La question de la responsabilité de l’artiste face au « mal-être » social est au cœur du propos du chorégraphe François Verret, et ici encore elle est posée en des termes ambigus, oscillant entre morale et politique. Le fait que François Verret ait participé à la grève de la faim atteste de sa  proximité avec les artistes Ariane Mnouchkine et Olivier Py non seulement sur la question de la Bosnie mais sur celle des modalités de l’engagement, et atteste donc aussi, plus fondamentalement, de sa proximité avec l’idéal rassembleur à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique. Mais la différence entre les deux cités dans la mise en pratique de cet idéal est soulignée dans l’article. L’engagement se manifeste non pas en dehors des spectacles, ni de manière ponctuelle, mais passe par l’intégration concrète du lieu théâtral au tissu urbain et par le développement d’une pratique artistique en prise directe avec l’environnement urbain et la population locale. L’installation des Laboratoires d’Aubervilliers dans une ancienne usine de métallurgie fine située dans le quartier Villette-Quatre Chemins à Aubervilliers, une « friche industrielle », est ainsi qualifiée par la journaliste d’« utopie », en raison du choix de métamorphoser un lieu industriel en lieu culturel, ainsi que de l’identité du quartier dans lequel se situent de ce fait les Laboratoires, mais aussi parce que l’installation se fait « hors de l’institution culturelle ». Cette précision de la journaliste est d’autant plus intéressante qu’elle est erronée, puisque ce « geste » de l’artiste est en réalité avant-tout celui de la municipalité communiste d’Aubervilliers, comme l’indique l’historique des Laboratoires décrit sur le site officiel du lieu :

‘« En 1994, à l’invitation de la ville d’Aubervilliers et de son maire Jack Ralite, le chorégraphe français François Verret, entouré d’un groupe d’artistes, décide d’investir cet espace pour en faire un lieu de création artistique et d’échanges transdisciplinaires, ouvert de manière volontariste sur la ville, son histoire et ses habitants. 1615

Il ne s’agit donc pas en l’occurrence d’une impulsion des artistes, qui n’ont fait qu’accepter une proposition émanant des pouvoirs publics locaux. De manière plus générale, les friches et autres « nouveaux territoires de l’art » peuvent émaner de plusieurs instances : artistes, pouvoirs publics locaux, tutelles culturelles. Si leur naissance est ancienne, et date des années 1970, ces lieux qui entendent renouveler le rapport entre art et population, art et ville, production et réception des spectacles, et le rapport entre art et art de vivre, se sont fortement développés depuis le milieu des années 1990, dans un objectif renouvelé, désormais moins contestataire qu’intégrationniste. Et ce mouvement ne se situe pas en marge de l'institution culturelle officielle, en ce qu'il affecte aussi la définition que cette dernière peut se faire de soi-même et de sa fonction politique :

‘« Ces pratiques artistiques ne sont pas à prendre comme un simple complément au système artistique professionnel institué, un ailleurs innovant qui aurait comme fonction de régénérer le domaine institué. Les pratiques artistiques dont nous parlons se définissent désormais bien moins comme des marges alternatives et radicales […] que comme processus et projet revendiquant leurs propres natures artistiques et professionnelles. Ce qui est en cause c'est la redéfinition du périmètre d'intérêt public de la notion de champ artistique […]. » 1616

Cette effervescence, de même que cette évolution de l’objectif initial de ces lieux autrefois dits « alternatifs » est attestée par la commande d’un rapport faite en octobre 2000 à Fabrice Lextrait 1617 , par Michel Duffour. 1618 Le Secrétaire d'Etat à la décentralisation culturelle justifie cette commande par le constat d'un « foisonnement de projets posant de manière originale et singulière la question des conditions de production et donc de réception de l'acte artistique » 1619 , et l’impact de ces métamorphoses esthétiques sur les enjeux de démocratisation est explicité dans le titre même du rapport, qui s’intitulera de fait Une nouvelle époque de l’action culturelle. Et, au-delà du foisonnement d’expériences uniques, les fondements communs auxquels aboutit l’étude sont tout d’abord des « fondements politiques » 1620 , l’adjectif prenant cependant une acception paradoxale, puisqu’il s’agit d’œuvrer contre les deux maux contemporains que seraient la « dépolitisation » et la « marchandisation », sans pour autant produire un discours critique.

Notes
1614.

Catherine Bédarida, « Les noces de l’art et de l’insertion sociale aux Laboratoires d’Aubervilliers », Le Monde, 15 juin 1999. Cité par Alice Blondel, op. cit., p. 299.

1615.

Source : http://www.leslaboratoires.org/

1616.

Philippe Henry, « Nouvelles pratiques artistiques et développement culturel : simple aménagement ou réelle mutation ? », Théâtre / Public, janvier - février 2001. Cité par Fabrice Lextrait, p. 184.

1617.

Ancien administrateur de la friche La Belle de Mai à Marseille.

1618.

Nous n'entrerons pas ici dans le détail de la polémique à laquelle a donné lieu cet ouvrage, qui, quoique émanant des plus hautes instances institutionnelles nous paraît décrire de manière juste des pratiques aux frontières de l'institution. Il s'agit par ailleurs du seul ouvrage synthétique sur la question. Pour plus de détails sur le débat, l'on pourra consulter Alix de Morant et Valérie de Saint-Do, « Babelisme consensuel » ou les stars de l'œcuménisme », Cassandre n°46, mars-avril 2002, pp. 6-7.

1619.

Lettre de Michel Duffour à Fabrice Lextrait, 17 octobre 2000. Fabrice Lextrait, avec le concours de Marie Van Hamme et Gwénaëlle Groussard, Une nouvelle époque de l'action culturelle, Friches, fabriques, lieux, expériences…, Rapport à Michel Duffour, secrétariat d'Etat au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, La Documentation Française, 2001, p. 5.

1620.

Ibid., p. 183.