a. Une réponse à la dépolitisation de la société et de l'art ? Les lieux alternatifs, de la contestation à la refondation de la communauté.

Ce que l'on appelle parfois, faute de mieux, les « lieux intermédiaires », paraît difficilement qualifiable du fait de l'extrême diversité des expériences. Pourtant certains mots clés reviennent comme des leitmotiv pour décrire ces lieux et pratiques artistiques : circulation, décloisonnement, hybridation, chantier, échange, défrichage, décentrement… Les points communs se résument en fait à la volonté d'une double ouverture de l'art, le lieu servant de point de rencontre et d'échange entre différentes disciplines et entre les artistes et le public, associé dès l'origine de la création. Celle-ci n'est donc plus donnée à voir comme un produit fini mais comme un processus en cours, ce qui met l'accent sur la notion de travail de l'artiste plus que sur son génie. Dans ses conclusions, F. Lextrait pose comme hypothèse d'explication du développement des lieux dits intermédiaires de diffusion et de pratique culturelle le sentiment éprouvé par un grand nombre d'artistes d'une inadéquation entre leur projet et les structures culturelles existantes :

‘«Le phénomène [ de développement des lieux alternatifs ] qui a commencé en France dans les années 1980 s'est prodigieusement accéléré dans les cinq dernières années [ soit de 1995 à 2000]. Les raisons de cette accélération sont nombreuses, mais elles croisent toutes une réalité incontournable : Si des artistes, des publics, des opérateurs, des décideurs politiques et institutionnels ont décidé de s'engager dans ces expériences, c'est parce qu'ils ne trouvaient pas dans les lieux et les pratiques institués la possibilité d'inventer de nouvelles aventures. » 1621

Ce mouvement serait en fait à entendre comme une réponse double, à la fois à la situation politique et sociale et à l'état de l'institution culturelle, les deux évolutions étant comprises par les acteurs du mouvement comme interdépendantes.Pour Fabrice Lextrait, « les ressorts de cette évolution du paysage culturel sont éminemment politiques. » 1622 Et plus exactement, le rapport voit dans cette évolution la volonté de compenser la désagrégation des structures collectives, les nouveaux lieux culturels venant en quelque sorte prendre le relais social des « corps intermédiaires » en déshérence :

‘« Cette aspiration à plus de collectivité a été prise en charge dans les années 1950 par les grandes structures communautaires, notamment l'Eglise, le Parti Communiste, mais aussi la famille au sens large. On préparait les groupes à aimer le socioculturel. Aujourd'hui, le processus d'individualisation a été poussé son terme, et, alors que cette aspiration rejaillit, la question est de savoir comment l'aborder, la traiter, d'autant que l'on part d'une culture de l'individualisme très forte. En parallèle de la consommation, les gens ont une demande communautaire. Cela se traduit très concrètement par la demande de spectacle vivant, l'évolution des pratiques amateur. » 1623

Les anciennes « structures » qu’étaient le Parti Communiste, l’Eglise ou la famille sont rappelées par F. Lextrait non pas en tant que vecteurs d’idéologies – et en l’occurrence d’idéologies concurrentes et en conflit les unes avec les autres – mais en tant qu’espaces de socialisation, « structures communautaires ». La filiation entre les nouvelles structures et les anciennes se fait donc non pas sur leur orientation idéologique, mais sur leur caractère commun, qui les unit les unes aux autres, et qui tient précisément à leur caractère « communautaire ». Le champ lexical de la communauté sert ici à décrire le besoin d’appartenance des individus à une entité qui les unisse à d’autres. La prise en compte de ce besoin, de cette « demande communautaire » dans une société de plus en plus individualisée, au sein des nouveaux lieux de l’action culturelle, est très intéressante dans la mesure où avant même d’être formulée, la critique à l’égard de l’individualisme est en quelque sorte transmuée en mise en œuvre d’une communauté en actes. La synthèse du rapport postule que les expériences menées dans les lieux intermédiaires ont également en commun d'être pensées comme une réponse « à la marchandisation de l’art, à la patrimonialisation des arts vivants et des arts visuels » 1624 et de ce que l’on nomme de plus en plus depuis les années 1990 les industries culturelles, mais aussi, plus largement, contre les méfaits de la société de consommation. Ces expériences constituent ainsi en acte « des alternatives aux modèles dominants de diffusion culturelle qui s'imposent dans le cadre de la mondialisation et de la dépolitisation de nos sociétés » 1625 , et le secteur culturel fonctionne alors comme métonymie de la remise en cause du processus global de marchandisation plus global. Cette précision nous éclaire sur le sens que revêt le terme politique dans ces projets : il s’agit du vivre ensemble, de la vie de la Cité considérée comme communauté d’êtres humains, en référence à la mythique Cité athénienne.

Le qualificatif « politique » ne désigne donc pas une pratique théâtrale contestataire, contrairement à l’origine du projet des lieux culturels alternatifs des années 1970. Parce que le projet critique fait défaut, parce que l’alternative révolutionnaire n’est plus pensée comme un horizon possible et pensable, ces nouveaux territoires de l’action culturelle « ne constituent pas des modèles alternatifs globaux, mais des expérimentations locales pouvant permettre des transferts de "bonnes pratiques" d’un territoire à l’autre. La contextualisation est sans doute la valeur de ces projets qui ne cherchent pas à imposer une vision du monde (culturelle pour partie), mais à susciter d’autres propositions complémentaires, parfois contradictoires avec elles-mêmes. » 1626 Ils sont conçus moins comme les vecteurs d’un discours critique global et construit sur la société que comme des alternatives en acte, dans un « espace où " les paroles qui portent ont remplacé les porte-parole" » 1627 et où « de nouvelles figures de l’artiste, de l’intellectuel, du citoyen sont à l’œuvre dans ces "espaces interstitiels" 1628 de la société. " Puisqu’on ne peut plus poser des bombes, on pose des problèmes. L’artiste est dans la mêlée, comme au rugby. Un jeu de combat offensif nécessitant solidarité, […] force, générosité, débordement, rudesse, un jeu individuel dans le collectif ". 1629  » 1630 Ce déplacement du niveau conceptuel – et idéologique – vers une démarche essentiellement pragmatique s’explique par le fait que les différents auteurs et acteurs de ces projets sont le plus souvent eux-même dépolitisés :

‘« Dans une société qui se dépolitise, notamment en rejetant toute forme d’idéologie, tous les acteurs culturels et sociaux […] ne maîtrisent pas les fondements politiques du débat sur le rôle de l’intervention publique. Naissent ainsi toutes les formes de contradictions internes, souvent inconscientes, qui brouillent les possibilités de repères et de lecture. » 1631

Il ne s’agit donc plus de changer le monde, et le théâtre est pensé comme un outil qui, selon son mode et son lieu de pratique, peut aider à re-souder ce(ux) que la société dés-unit, et peut refonder le vivre ensemble. La cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, particulièrement au sein des « lieux intermédiaires », rénove ainsi la fonction d’hétérotopie 1632 du théâtre. Ils fonctionnent bien comme les « lieux effectifs [décrits par Foucault], […] dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » 1633 Ces espaces interstitiels se situent à la fois dans et hors de la Cité, et « face à la dépolitisation de nos sociétés, les mobilisations artistiques et civiques se conjuguent de façon spécifique autour de chaque expérience afin de refuser un certain fatalisme et de construire un espace politique où l’art est interrogé dans sa capacité à reproduire du lien social et à rénover la cité. » 1634 C’est donc essentiellement dans leur dimension concrète et spatiale que ces lieux doivent être envisagés et leur action évaluée.

Notes
1621.

Ibid, pp. 183-184.

1622.

Ibid., p. 184.

1623.

Alain Lipietz, député européen, entretien de janvier 2001.

1624.

Fabrice Lextrait, op. cit., p. 184.

1625.

Ibid., p. 186.

1626.

Idem.

1627.

Ibid., p. 184.

1628.

Formule de Laurence Roulleau-Berger, Le travail en friche, Paris, L’Harmattan, 1998. Citée par F. Lextrait, ibid., p. 185.

1629.

Bernard Lubat, entretien avec F. Lextrait. Cité par F. Lextrait, idem.

1630.

F. Lextrait, idem.

Idem.

1631.

Ibid., p. 193.

1632.

Voir supra, Partie I, chapitre 4., 1., b., vi.

1633.

Michel Foucault, Dits et écrits 1984 ,« Des espaces autres », conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49.

1634.

Fabrice Lextrait, op. cit., p. 184.