b. L'inscription du lieu culturel dans la cité : agora ou forteresse ?

Sur le plan artistique, les lieux intermédiaires se placent sous le signe de l'ouverture, du métissage, de l'échange, cette volonté s'imbriquant avec celle de s'ouvrir à la population environnante. Le pivot de l'articulation entre les artistes et la population est donc le lieu culturel lui-même, et ce lieu est censé être ouvert sur la Cité, sur son histoire et sur son espace. Les lieux intermédiaires font en effet souvent revivre des bâtiments industriels, militaires ou religieux inoccupés, évidés de leur ancienne fonction mais non de leur mémoire et de leur charge symbolique et mémorielle – usines, hangars, casernes et bâtiments militaires, couvents… La notion de friche associe donc passé et futur, destruction et reconstruction, incorporant le présent à un processus de transformation. D'un point de vue temporel, c'est donc le principe d'ouverture qui prédomine, ainsi que la possibilité de réunir une communauté atomisée, voire divisée, par le travail autour d’une histoire réelle, et la transfigurer en une mémoire commune. La présence de l'art n'est plus éphémère, elle vient donner une seconde vie – peut-être censée rédimer la première – aux lieux symboliques associés à l’exploitation des classes laborieuses urbaines. De même la localisation géographique de ces lieux est toujours significative de la volonté d’intégrer l’art à la ville, et à la vie de ses habitants, ainsi que de la volonté de refonder la communauté, notamment par le biais d’un « rééquilibrage entre ce qui est appelé dans le sens commun le centre et la périphérie (Paris/province, centre historique/quartier)… » 1635 Parce que « la ville a peut-être remplacé l’entreprise comme théâtre du conflit social » 1636 , ou en tout cas constitue une scène qui le prolonge et le redouble, toute volonté de répondre à ce conflit doit prendre en compte ses « fondements territoriaux » 1637 , qu’il s’agisse de le résorber ou de l’accentuer. Car les friches culturelles ne procèdent pas toutes aujourd’hui de la volonté de rassembler. L’idéal contestataire n’a pas totalement disparu, et c’est le cas pour les lieux squattés par des artistes et des marginaux, qui conçoivent l’art aussi et parfois surtout comme art de vivre.

‘« L’occupation, souvent illégale, des bâtiments, manifeste l’expression d’un refus citoyen de la spécialisation des centres villes autour des fonctions commerciales et de services, déportant toute l’activité et tout l’habitat populaires vers les franges urbaines, ou dans le faubourg. En affirmant le caractère public d’un centre ville, par exemple dans le cadre d’une opération de réhabilitation, la mobilisation des habitants et des artistes prend une valeur politique forte […]. » 1638

Il semble toutefois que le mouvement général soit à l’institutionnalisation, tant pour des raisons de viabilité que parce que la reconnaissance de la légitimité artistique du projet constitue aujourd’hui le meilleur garant contre la voracité des promoteurs immobiliers. Mais, qu’il s’agisse d’une friche squattée ou d’un projet culturel institutionnel, les lieux intermédiaires sont d’une certaine manière d’emblée des lieux de résistance, puisqu’il « y a souvent une lutte urbaine autour de ces lieux, des tensions politiques liées à la manière dont la ville se construit et se déconstruit. » 1639 Cette lutte est en réalité celle contre la privatisation de l’espace public, et l’on retrouve ici la problématique qui se trouve au cœur de la cité du théâtre politique œcuménique, mais une fois encore, formulée et manifestée de manière beaucoup plus concrète et plus pragmatique. L’espace public désigne ici une entité politique « géographique » si l’on peut dire, liée au fait de vivre tous ensemble très concrètement, au sein du même espace, sans que celui-ci soit confisqué par quelques uns. Mais ce vivre ensemble ne dépend évidemment pas uniquement de conditions spatiales, et les lieux intermédiaires doivent affronter un obstacle plus profond que les promoteurs immobiliers. Parce que la « communauté » citoyenne est si divisée, et le vivre ensemble si délité, que les conditions minimales à la vie ensemble ne sont plus réunies, les lieux doivent parfois s’apparenter, de manière transitoire en tout cas, à des forteresses cernées de murs réels redoublés de murailles symboliques. F. Lextrait insiste d'ailleurs sur la difficulté d'insertion dans l'environnement immédiat éprouvée par l'équipe de la friche La Belle de Mai, et sur le rapport a priori conflictuel des habitants au lieu réhabilité et à ses occupants :

‘« La reprise d'une friche peut provoquer une augmentation de la délinquance. Bien entendu, il y a dans nos établissements des incidents nombreux qui sont autant de signes de la crise sociale. On arrache le sac de l'adjointe au maire lors de sa première visite. Une rixe éclate entre communautés après trois ans de paix sociale apparente très forte. Les tentatives de pénétration sont multiples dans un site contenant de nombreux ordinateurs, instruments de musique, appareils vidéo etc. et au cœur d'une ville où le taux de chômage monte à 20% et dépasse 50% voire 60% dans certains quartiers… S'occuper d'un site, le revitaliser, en faire un espace culturel ne fait pas baisser le taux de délinquance dans le quartier, au contraire. […] Mais nous espérons que passée la recrudescence de la criminalité, la situation se stabilisera. » 1640

L’ambition réconciliatrice se heurte donc parfois – souvent ? – à la réalité de la ségrégation sociale et spatiale. De ce fait, c’est sur le mode de la conquête que cette insertion peut avoir lieu, et non comme une évidence liée à la préexistence des locaux à leur nouvelle mission artistique et politique. C’est dans cette mesure que « la Friche, initialement non-connectée à la ville, est devenue un lieu de fréquentation finalement relativement bien accepté dans les quartiers en difficulté et par les publics. » 1641 Encore faut-il insister sur la diversité des lieux, liée à leur degré d'intégration au système culturel majoritaire, qui dépend de l'identité de leur instigateur (squatters, élus locaux ou artiste), de la provenance de leur subvention (municipale ou étatique, au titre des politiques culturelles ou des politiques sociales), mais aussi de la spécificité des choix opérés au niveau local par les artistes comme par les pouvoirs publics. C’est dans cette mesure que la politique de collaboration mise en place par les pouvoirs publics locaux en collaboration avec les artistes et les structures culturelles nous paraissent exemplaires des ambitions croisées des nouveaux territoires de l’action culturelle et du volet culturel de la politique de la ville.

Notes
1635.

Ibid., p. 186.

1636.

Karine Vonna, Mouvement, 1er trimestre 2000. Citée par F. Lextrait, ibid., p. 187.

1637.

F. Lextrait, idem.

1638.

Ibid., p. 188.

1639.

Fabrice Ruffin, « La mise en culture des friches industrielles-Tract/Kreutzberg 1979 », rapport au Ministère de l’Equipement, 1998. Cité par F. Lextrait, idem.

1640.

Fabrice Lextrait, « Espaces culturels urbains et sécurité urbaine. Agora ou forteresse ? », Compte-rendu de la Rencontre Internationale de La Villette, 1996.

1641.

Idem.