ii. Le Nouveau Théâtre du 8ème

Le projet du Nouveau Théâtre du 8ème a été initié en 2003 par des élus d’arrondissement, soutenus par la Mairie centrale, la région et le Ministère, soucieux à la fois de réhabiliter le passé culturel du quartier (qui abrite également le musée Tony Garnier) et notamment le Théâtre du 8ème, et de faire de la culture un instrument du développement du quartier. Implanté au cœur du Quartier des Etats-Unis, « situé à la charnière de Lyon et de Vénissieux » 1649 , à la fois « carrefour des banlieues sud et sud est » 1650 et « entrée de ville » 1651 , le théâtre est envisagé comme moyen de faire venir des gens de l’extérieur, et donc de décloisonner le quartier, l’enjeu global étant de faire du quartier un nouvel espace central au sein de l’agglomération et de le revaloriser par l’entremise non seulement des politiques urbaines, sociales et économiques, mais aussi et surtout de la culture, puisque « le projet de quartier vise à poursuivre les efforts entrepris autour de l'attractivité du quartier qui repose sur un pôle culturel et festif ». 1652 En effet, ce quartier constituait autrefois un pôle d’attractivité et générait un fort sentiment d’appartenance de ses habitants 1653 , et c’est cette identité qu’il importe de revaloriser, notamment en réhabilitant et en redynamisant les différents équipements culturels que sont le Musée Tony Garnier, la Maison de la Danse et le Théâtre du 8ème. 1654 C’est dans un second temps que sont intervenus des artistes, sollicités par les acteurs politiques locaux. La compagnie des 3/8 a été choisie d’une part du fait de son expérience précédente d’implantation dans un quartier difficile de Villeurbanne, d’autre part parce que la compagnie est organisée en collectif réunissant auteurs, metteurs en scène et administratifs (quatre artistes, un directeur technique et trois administratifs : une administratrice, une chargée de production et de diffusion, et une chargée des relations publiques, communication et développement de projets en lien avec les territoires). De fait, la compagnie est soucieuse de tisser des liens non seulement avec les habitants mais entre les artistes eux-mêmes, le secteur professionnel de la culture étant fortement touché par la désagrégation des liens sociaux et par le développement de comportements individualistes dans un contexte de forte compétition. La compagnie des 3/8 entend faire du NT8 un outil de travail mutualisé. Deux interactions sont possibles entre la compagnie des 3/8 et les artistes et compagnies accueillies au NT8.

La première consiste en une collaboration artistique, visant à nouer et à intensifier des liens entre les artistes eux mêmes, et à créer des « familles artistiques » comme le formule la metteur en scène Sylvie Mongin-Algan 1655 . Les compagnies ne se trouvent pas en position d’employés mais de collaborateurs, puisque les spectacles ne sont pas achetés, et que la rémunération se fait sous forme d’une enveloppe budgétaire globale, que la compagnie peut utiliser comme elle l’entend (cachets, achat de matériel, etc.) Ce mode de rémunération entre en cohérence avec le fait que les compagnies ne sont pas toujours sollicitées pour présenter un spectacle sous forme de produit fini, abouti, et peuvent à l’occasion faire partager une étape de travail, ou participer à une collaboration artistique avec les 3/8. En effet, certains projets fonctionnent sous forme de dialogue entre cette compagnie-mère pourrait-on dire, et d’autres, l’ensemble des projets pouvant s’envisager comme une sorte de galaxie esthétique et thématique. Ainsi la seconde édition du festival « Je est un autre », du 14 au 31 mars 2007, est présentée comme « une occasion pour le Nouveau Théâtre du 8e et les Trois-Huit de présenter le travail d’artistes et de compagnies proches, qui ont croisé [leur] propre parcours de création […] ou dont la recherche entre en résonance avec [celle des 3/8] (l’exil et l’Algérie avec la compagnie Détours, l’enfance et la mémoire avec la compagnie La parole de). » 1656 La seconde interaction possible est un compagnonnage artistique : de jeunes artistes de théâtre (comédiens essentiellement) qui ont déjà une formation théâtrale et ont déjà joué sont recrutés par le NT8, qui fonctionne pour eux comme une formation soucieuse non seulement de l’apprentissage technique mais aussi de l’insertion professionnelle de ses stagiaires, qui sont liés au NT8 par un contrat de professionnalisation (emplois aidés, exonérés de charges) et touchent un salaire mensuel équivalent à 85% du SMIC.

Pour ce qui concerne l’implantation dans le quartier et la participation du NT8 au projet de développement local, il importe de noter que, sur un budget de 700 000 euros, le théâtre reçoit uniquement 30 000 euros au titre de la politique de la ville. Autrement dit, la plupart des actions menées par le NT8 dans le cadre de la politique de la ville ne sont pas financées par le budget des politiques de la ville. La part importante des projets centrés sur la mission sociale de la culture au NT8 ne s’explique pas comme une simple réponse à une incitation financière, mais est bien le fruit d’une politique volontariste des artistes qui dirigent la structure ainsi que des services en charge de la politique culturelle à l’échelle de la ville et de l’Etat (DRAC.) De multiples actions sont menées, qui portent sur la politique tarifaire, l’action culturelle (ateliers de pratique amateur) et sur la programmation. La compagnie refuse le principe de l’abonnement, pour éviter de rentrer dans une logique de programmation soucieuse de rentabiliser le théâtre. C’est pour cette même raison que la billetterie n’est pas incluse dans l’équilibre budgétaire du théâtre. La politique tarifaire met en revanche en avant le principe de la gratuité des spectacles, un jour par semaine, en référence explicite à la « vocation de service public du NT8, qui reçoit de l’argent public. » 1657 Marie-Emmanuelle Pourchaire, administratrice des 3/8 et chargée de communication du NT8, se dit soucieuse « que la programmation ne soit pas contrainte par des questions financières, mais par le public. Le NT8 refuse d’être contraint par le pouvoir d’achat du public, c’est pourquoi il défend le fait de pratiquer des prix très modiques, et défend aussi le principe de la gratuité. Il s’agit de lever ce tabou, d’autant que les gens ont déjà payé par le biais des impôts. [Le NT8 ne veut ] pas en faire un acte de comm’, mais [veut] réussir à en faire quelque chose de normal même si la gratuité est quelque chose d’insolite. » 1658

Cette volonté de rénover les solutions anciennes se retrouve dans la façon de penser les ateliers de pratique amateur. Ceux destinés aux enfants ne sont pas ouverts aux personnes extérieures au quartier, afin que les enfants les plus défavorisés bénéficient de ces ateliers au prix très modique. En revanche, les ateliers pour adultes sont ouverts, afin de « favoriser la mixité sociale, géographique et générationnelle ». 1659 Cette logique d’ouverture en tension entre deux niveaux – ouverture du théâtre au sein du quartier et ouverture du quartier sur le reste de la ville – se retrouve au niveau des spectacles eux-mêmes, dont certains sont pensés pour résonner spécifiquement pour la population locale, tandis que d’autres contribuent à asseoir la légitimité artistique du NT8 au niveau national et ont vocation à tourner ailleurs. L’interface entre ces deux types de spectacle et ces deux types de publics est assurée par des soirées les associant, et en outre, certains spectacles sont joués non seulement au théâtre mais dans le quartier. Le projet Djaroun Déva, chacun son exil, étalé sur trois mois du 06 juin au 09 septembre 2006, condense ces différentes démarches, et figure d’ailleurs parmi les « projets culturels prenant en compte et valorisant la diversité » étudiés dans le cadre des « 5èmes journées Nos Cultures de la ville » des 27-28-29 juin 2007, centrées sur les « politiques culturelles et artistiques à l’heure de la prise en compte des diversités ». 1660

Ce spectacle de François Curtillet et Abdelslam Laroussi-Rouibate, réalisé en collaboration artistique avec Guy Naigeon et les 3/8 a pour thème l’exil : « Dans un lieu qui n’est pas déterminé, deux jeunes hommes sortent du public, pour aller sur la scène, chacun avec sa valise. Ils semblent perdus, et essaient d’entrer en relation. Ils sont étrangers, clandestins, peut-être. Ils ne parlent pas la même langue l’un est roumain, l’autre est algérien. Le spectacle est essentiellement dit en arabe et en roumain, avec quelques mots de français et d’anglais, quelques paroles apprises... Le code de jeu des acteurs, qui emprunte au clown et au mime, rend le propos compréhensible à tous. Les deux personnages parlent de leur peur, de la faim qui les tenaille, de la recherche d’un lieu pour dormir, de leur famille, de la nostalgie qu’ils éprouvent à l’idée d’avoir été contraints de quitter leur pays… » 1661 L’exil dont il est question dans le spectacle est autant géographique que linguistique, comme le souligne l’un des auteurs, qui estime que « je ne suis pas exilé parce que je suis un étranger. Je suis en exil parce que la langue des autres n’est pas ma langue, parce que mon histoire ne s’écrit pas avec leurs mots. » 1662 Le spectacle est joué gratuitement le 06 juin 2006 au NT8 puis le 28 juin 2006, en collaboration avec le Centre Social des Etats-Unis, et parallèlement, toujours gratuitement, il est donné dans plusieurs lieux non théâtraux, espaces publics et lieux associatifs : le 20 juin 2006 au Forum Réfugiés/Foyer ARALiS, dans le cadre de la Journée mondiale du réfugié, le 2 juillet 2006 sur la place du 8 mai 1945 lors de la manifestation festive « Les Etats en fête », le 09 septembre 2006 pour la fête culturelle « Tombons les Frontières » au quartier Mermoz Nord. Enfin, des ateliers « Théâtre pour tous », animés par les comédiens, et basés sur des jeux théâtraux, un travail sur le mime, sur la langue, et des lectures théâtrales collectives en différentes langues, sont donnés du 12 au 15 juin 2006 puis du 3 au 7 juillet 2006 au foyer Sonacotra - résidence Les Lauriers, et le vendredi 8 septembre à Mermoz Nord a lieu un atelier buissonnier pour les enfant à partir de 6 ans en extérieur.La volonté d’ouverture et de mixité ne se focalise pas uniquement sur la question sociale, et l’une des missions du NT8 tient à l’intégration à la communauté théâtrale et, de ce fait, à la communauté sociale, des personnes en situation de handicap. C’est tout l’enjeu du Festival Théâtres d’Octobre. Théâtre et langue des signes, qui se déroulait du 04 au 21 octobre 2006, et était ainsi annoncé :

‘« Depuis deux saisons, la Langue des Signes Française est présente au NTH8 :  ateliers par Anne de Boissy et Patricia Mazoyer, créations de spectacles bilingues («La petite insomnie» «Le Cantique des cantiques») recherche sur le parlé-signé («Dix Phèdre»), stages ... En octobre 2006, elle devient la matière d’un Festival : faire exister pendant trois semaines des démarches théâtrales contemporaines qui trouvent dans la langue des signes un outil d’exploration, ouvrant des champs artistiques nouveaux, et qui travaillent à l’accès de la création théâtrale pour tous, dans un souci de mixité des publics. » 1663

Cette volonté de mixité des publics ne vise pas non plus la seule intégration des exclus (sociaux, psychiques, physiques) et œuvre à unir l’ensemble de la communauté. La démarche est entreprise à l’échelle du territoire, avec des projets comme la réalisation du « spectacle documentaire » Heureusement Me-We, représenté du 16 au 18 novembre 2006, présenté par l’un de ses co-auteurs, Yan Bourget, comme une volonté de rencontre des habitants du quartiers et de tissage des récits et des mémoires :

‘« Véronique Bettencourt et moi-même, revenons à Langlet Santy, un quartier de Lyon 8e. Nous allons à la rencontre des habitants. Ceux que nous connaissons déjà, ceux que nous ne connaissons pas encore. D'autres viennent vers nous. Des grands, des petits. Les générations et les cultures se croisent. Avec tous, nous parlons du bonheur, du bonheur et d'autres choses. Sur son carnet à spirales Véronique prend des notes. À partir des images qu'elle aura récoltées, elle compose une mise en scène : la vision du bonheur de chacun. Ainsi, de récit en récit, de vision en vision, se dessine le portrait sensible d'un quartier, de ses habitants. À partir des éléments de cette aventure, un spectacle se compose. Il rassemble des films, des chansons, des textes, présences scéniques des habitants et des auteurs. » 1664

Mais les projets visent aussi une communauté plus large, étendu à l’échelle sinon universelle, du moins européenne, selon la nouvelle logique de la « glocalization » qui tend à court-circuiter l’inscription dans le territoire national. L’on retrouve ici l’une des tendances diagnostiquées dans notre partie précédente, que manifeste la soirée autour du bal chorégraphié Europe ne se souvient plus, organisée dans le cadre du projet Voisins d’Europe  1665 , mis en place par les villes de Bruxelles, Belfast, Milan et Lyon, associées dans le cadre d'un programme européen d’échanges d’habitants autour de la question de « la participation des habitants à l'amélioration du cadre de vie » 1666 , qui a abouti à Lyon dansla semaine du 14 au 18 novembre 2006 :

‘« Pendant une semaine, le quartier des Etats-Unis/Langlet Santy reçoit un groupe d'habitants européens dans le cadre de l'opération Voisins d'Europe. Ils viennent de Belfast, Bruxelles, Milan et Lyon. Ils découvriront les initiatives, projets, structures du territoire et débattront autour de la participation des habitants à l'amélioration de leur cadre de vie. Une soirée festive clôture cette semaine avec la présentation de projets artistiques, un repas et un grand bal chorégraphié par Denis Plassard. Europe ne se souvient plus. » 1667

Le théâtre se voit donc assigner une double ambition, non seulement d’intégration des exclus de toutes sortes, mais de rassemblement des individus en communautés organisées en réseaux concentriques à partir de l’échelle territoriale locale jusqu’à celle de l’Europe, et soudées par la création d’une mémoire commune que le théâtre a pour tâche de contribuer à densifier. Et cette tâche est à l’origine d’une certaine tension pour l’équipe des 3/8, soucieuse de « ne pas se laisser instrumentaliser pour vendre une espèce de paix sociale » 1668 , et qui entend par son travail « défendre un sentiment de justice et d’égalité. » 1669 Toutefois, cette mission d’intégration n’est pas toujours source de dilemme pour les artistes, comme le montre le cas du Projet Sputnik, noué autour d’un autre quartier, celui de la Duchère, mais avec pour acteur culturel non plus un lieu mais une compagnie, Là Hors De, dans le cadre du Grand Projet de Ville de Lyon.

Notes
1649.

http://www.polville.lyon.fr/polville/sections/fr/les_quartiers/etats-unis_pressense

1650.

Idem.

1651.

Idem.

1652.

Source : http://www.polville.lyon.fr/polville/sections/fr/les_quartiers/etats-unis_pressense/?aIndex=1

1653.

« Il s’agit d’un quartier d’habitat social, dont les constructions se sont étalées entre 1919 et 1934.[…] D’autres constructions verront le jour à la fin des années 50 et au début des années 60. […] [Très vite,] les habitants vont se sentir appartenir à un groupe social, participant à " l’œuvre de modernité " en cours dans l’ensemble de la société française, à travers les HBM. Ils jouissent ainsi d’un sentiment de fierté et d’une image positive aux yeux des autres habitants de la ville. Le quartier fascinait par sa modernité architecturale et était perçu comme une attraction à tel point qu’on s’y rendait en visites les week-ends, malgré l’éloignement et les conditions de transport de l’époque. » Idem.

1654.

L’un des axes du schéma de développement territorial 2005/2007 s’intitule ainsi Consolider la dynamique culturelle et festive, et inclut différents points :– « Soutien au fonctionnement de la salle d'exposition du Musée. (Direction des Affaires Culturelles) ; Maintien des relations établies entre la Compagnie des 3X8 et le quartier : prise en compte de la médiatrice. (Direction des Affaires Culturelles) ; Développer et diversifier les manifestations sur la Place du 8 mai. ; Soutenir les fêtes permettant l'investissement de nombreux bénévoles et l'expression de la vie associative : Place à la Fête, Murs en Fête, Fête des Lumières. ; Associer la Maison de la Danse dans l'accompagnement de petits groupes de pratique amateur de Hip-Hop (UCPA, Centre Social). ; A partir de ces ingrédients, formaliser un projet culturel pour le quartier. ; Poursuivre la mise en valeur de ces réalisations par une communication adaptée (supports ambitieux, site 8art) qui rayonne au delà du quartier. » ; Source : idem.

1655.

Sylvie Mongin-Algan, metteur en scène de la compagnie des 3/8. Propos tenu dans le cadre d’une intervention à l’Université Lyon 2 le 23 avril 2007, dans le cadre du Cours Magistral Approche Sociologique du Théâtre, Licence 3.

1656.

Source : http://www.nth8.com/festivals.html

1657.

Marie-Emmanuelle Pourchaire, chargée de communication de la compagnie. Idem.

1658.

Idem.

1659.

Idem.

1660.

Atelier 4 : « six approches pour embrasser les diversités », 28 juin 2007. Source : http://www.polville.lyon.fr/polville/sections/fr/les_thematiques/culture/les_journees_nos_cu

1661.

Présentation du projet : http://www.rhonafrika.com/events/index.php?id=1236&day=28&month=07&year=2006&id_type=&id_place=&dateStart=28/07/2006&dateEnd=28/07/2006

1662.

A. Laroussi-Rouibate, même source.

1663.

Source : http://www.nth8.com/regards.html

1664.

http://www.nth8.com/heureusement.html

1665.

« Chaque ville participante organise une rencontre sur un thème, où les habitants participants de chaque pays viennent découvrir les initiatives et les manières de faire de chacun. Les quartiers des Etats-Unis et Langlet-Santy, inscrits en Contrat de Ville, ont été choisis pour participer à ce projet. Ainsi, depuis novembre 2005, un groupe d'habitants représentatif des associations de ces quartiers se mobilise et a déjà participé à deux séminaires européens  : à Belfast et Bruxelles. Pour préparer ces rencontres, à Lyon, chaque semaine, ce groupe d' habitants se réunit dans des ateliers et va repérer les dysfonctionnements, confronter ses perceptions à la réalité, construire des outils d’observation et interroger les services compétents. Représentant l’ensemble des associations et instances de concertation des deux quartiers, ils ont un rôle à jouer pour aider les collectivités à adapter leurs actions. » Source : http://www.polville.lyon.fr/polville/sections/fr/les_quartiers/langlet-santy/?aIndex=3  

1666.

Idem.

1667.

http://www.nth8.com/voisins.html

1668.

Marie-Emmanuelle Pourchaire.

1669.

Idem.