iii. Là Hors De et le Projet Sputnik.

Longtemps considéré comme « un territoire n’appartenant ni à la ville, ni aux communes avoisinantes », le Quartier de la Duchère « a été vécu comme une banlieue enclavée contournée systématiquement pour joindre l’ouest lyonnais. » Parmi les cinquante-deux Grands Projets de Ville 1670 existant à l’échelle nationale, celui de la Duchère est « le plus important tant en ce qui concerne les moyens financiers mis en oeuvre par l’État et les différentes collectivités territoriales que dans l’ambition de transformation urbaine de cette partie de Lyon . » 1671 Ce projet vise à réhabiliter le quartier et à lui conférer « une place de choix dans l’environnement de la couronne lyonnaise et valoriser enfin sa situation géographique exceptionnelle sur la troisième colline de Lyon » 1672 , par la diminution du taux de logement sociaux du parc immobilier de 80% à 60% entre 2005 et fin 2012, par la création d’« un parc d’accession à la propriété de grande qualité » 1673 , la « rénovation des équipements publics et du centre ville » 1674 , et par « le déplacement de certains axes routiers stratégiques. » 1675 L’Etat, la région Rhône-Alpes et la Ville de Lyon ont voulu « trouver un axe fort d’identité et d’accompagnement de cette mutation urbaine » 1676 , et, suite à une étude réalisée par Fabrice Lextrait et Philippe Sommande, il a été conclu que « la création artistique, via le Projet Sputnik » 1677 , pouvait être « choisie comme solution ambitieuse, transversale et innovante pour amener développement et image à ce territoire de la troisième colline lyonnaise » 1678 , parce qu’elle était susceptible d’atteindre les quatre objectifs que s’étaient fixés les différents partenaires : « forger une nouvelle identité à ce quartier, […] accompagner la population dans la concertation de cette mutation de leur quotidien, […] séduire les futurs habitants et […] ancrer un projet novateur qui puisse faire exemplarité à l’échelon national et international des transformations urbaines. » 1679 La compagnie Là Hors De est un collectif pluridisciplinaire d’artistes plasticiens, metteurs en scène, comédiens, performeurs et musiciens, qui œuvre dans les théâtres comme dans les lieux urbains non-théâtraux, et fait du métissage des formes et des publics le fil directeur de son travail. En mai 2005, la compagnie, signataire du Projet Sputnik, sous-titré « permanence d'artistes associés et engagés dans l'art urbain  1680 », s’est installée à la Duchère et « a débuté des concertations et une période-test d’activités en collaboration avec les acteurs de proximité et certaines institutions. » 1681 L’implantation des artistes se fait au cœur de ce quartier populaire, jusque là vide de tout projet culturel, notamment autour de la MJC Duchère et de la Barre des 1000, barre d’immeuble vouée à la destruction fin 2008. Les artistes ont emménagé dans certains des appartements déjà libérés, et cohabitent avec les habitants du quartier, insérant la culture dans leur quotidien, par le biais de leur installation dans ces lieux de vie transformés en « musée éphémère », dans le cadre d’un partenariat avec l’OPAC du Rhône, principal bailleur social du secteur et propriétaire de la Barre. L’objectif explicite est de préserver « le lien » social et de faire la transition entre destruction (des bâtiments, des souvenirs et des identités individuels et collectifs qui y sont associés) et reconstruction :

‘« Expositions temporaires, expériences artistiques et aujourd’hui collection permanente, dans une barre qui se vide au fur et à mesure des relogements avant destruction, l’art envahit le vide pour garder le lien. Grâce à un partenariat inédit mené avec l’OPAC du Rhône, principal bailleur social du secteur, l’emblématique "Barre des Mille", barre d’habitation de la Duchère, quartier lyonnais en pleine mutation urbaine, devient un Musée Éphémère et accueille artistes et expériences artistiques dans ses habitations progressivement libérées par le relogement. L’art s’immisce dans cet entre-temps et partage la quotidienneté du quartier dans ses richesses et contraintes, donnant vie à ce passage fragile et sensible entre destruction et reconstruction. Dans le cadre du volet culturel de développement du Grand Projet de Ville Lyon la Duchère, Là Hors De mène sur le territoire depuis mai 2005 son Projet Sputnik, un projet urbain de création artistique transversale à variables géographiques et participatives. Accueillant artistes en tous genres et public de tous lieux, le Projet Sputnik investit ce quartier en phase de reconstruction dans ses différents espaces, privés, publics, extérieurs, intérieurs, les transformant en Zones Artistiques Temporaires. Le Musée Éphémère est l’une des ZAT principales du Projet, un lieu privilégié de création, de vie et de rencontres avec les habitants.» 1682

Des événements festifs et artistiques aux proportions diverses, organisés dans le strict cadre de ce projet ou plus largement par le collectif Là Hors De, viennent rythmer ce quotidien chaque année, et ouvrir le « Projet Sputnik » sur le quartier et sur la ville : « le festival Update », « cinq jours de création in situ pour trois nuits de performances » dans tout le 9ème arrondissement de Lyon, du 13 au 18 septembre 2005 1683 , l’exposition « Entretemps » du 15 au 17 décembre 2006 1684 , les « apéro RTT » les vendredis de la belle saison de mai à septembre en 2006 et 2007, les installations « Dix#1 » et « Dix#2 » du 27 février 2006 au 23 mars 2006 et du 16 au 18 mars 2007, dans le cadre de la semaine de la Langue Française et de la francophonie et de l'opération Vivre les Villes, les « Marathons des (h)auteurs » 1685 du 21 au 23 avril 2006 et du 27 au 29 avril 2007, les « Spicnick Process » 1686 du 03 juillet 2006 et du 12 juillet 2007. A chaque fois, l’enjeu est de faire se rencontrer les artistes et la population de mêler l’animation festive et la création artistique, tout en faisant des habitants les acteurs et non les spectateurs de l’évolution de leur quartier. Et les artistes ne font pas état de réserve ou de doutes quant à l’instrumentalisation éventuelle dont ils pourraient se sentir victimes, ce qui s’explique sans doute par le fait que cette instrumentalisation est non seulement explicite, mais se trouve à l’origine même de la conception du projet et de la collaboration entre les artistes et les pouvoirs publics locaux. Le fait que la compagnie Là Hors De poursuive en parallèle d’autres projets de création « pure » si l’on peut dire, au sein des structures culturelles, notamment avec les Subsistances, constitue un autre facteur d’explication possible.

Pour conclure sur ces lieux intermédiaires, une remarque importante s’impose concernant l’institutionnalisation de démarches et de lieux que les pionniers des années 1970 avaient construits en marge voire contre l’institution culturelle et plus largement contre le modèle social et culturel. Le cas de Lyon est sur ce point encore exemplaire, avec la spectaculaire réhabilitation patrimoniale et institutionnelle des Subsistances, laboratoire de création artistique à la pointe tant pour ce qui concerne les nouvelles tendances de la création contemporaine que pour les projets avec différents publics cibles (prisonniers et handicapés notamment) depuis 2004. Il paraît important de souligner que le souci de démocratisation semble plus que compatible avec l’institutionnalisation, comme le montre, par contre-exemple, le cas de la Friche RVI, « Collectif Friche Autogérée Artistique » créée en 2002, située sur le site d’une usine désaffectée qui fut occupée par des entreprises comme Berliet, puis Renault Véhicule Industriel, et désormais classée patrimoine industriel. Les occupants de ce lieu, qui revendique encore aujourd’hui l’objectif des pionniers – « vivre une nouvelle expérience collective » unissant « artistes », « riverains » et « militants » – a tenu bon sur le principe de l’autonomie pendant plusieurs années, avant d’accepter le degré minimal de l’institutionnalisation, puisqu’il est uni à la municipalité uniquement par une convention d'occupation des lieux. Ce souci de cohérence et de fidélité au principe de la friche autogérée, pour louable qu’il soit, se fait au prix d’importantes difficultés d’organisation et de moyens, qui expliquent que l’ambition de démocratisation, d’ouverture aux nouveaux publics ne constitue pas l’enjeu central des occupants du lieu, plus préoccupés de leur survie immédiate et de la réalisation de l’idéal aussi noble qu’intempestif de l’autogestion collective. Le même mouvement général d’institutionnalisation s’observe depuis les années 1990 avec le théâtre de rue, valorisé sensiblement pour les mêmes motifs que les « lieux intermédiaires ». Et là encore ce mouvement d’institutionnalisation s’accompagne d’une transfiguration – relative – d’une pratique né dans la mouvance contestataire de Mai 68 en pratique ré-unificatrice, destinée en outre à promouvoir la reconquête d'un espace a priori public mais de plus en plus privatisé, la rue.

Notes
1670.

 « Les Grands Projets de Ville (GPV) ont succédé aux Grands Projets Urbains (GPU) mis en œuvre de 1991 à 1994. Mais si les GPV s’inscrivent dans la continuité des GPU, c’est à une plus grande échelle et avec une approche différente. Le programme des GPU concernait, en effet, 14 sites, alors que celui des GPV en comporte 50. Il s’agit, cependant, de quartiers éprouvant les mêmes difficultés : chômage, pauvreté, délinquance, problème d’image. Les GPU, par ailleurs, sont intervenus sur l’aspect urbain avec des opérations lourdes pour tenter de réintégrer à l’agglomération des quartiers isolés. Avec les GPV, l’objectif reste le même, mais il s’agit cette fois de mettre l’accent autant sur le volet social qu’urbain. Le GPV est donc un projet global. Si des opérations lourdes de requalification urbaine restent au cœur du projet, le GPV se donne aussi comme ambition d’améliorer les conditions de vie des habitants, de transformer l’image du quartier et la perception qu’on peut en avoir et de redonner une valeur économique à ces territoires. […]C’est le 14 décembre 1999 qu’a été lancé par le Comité Interministériel à la Ville (CIV) le programme national de renouvellement urbain centré autour des Grands Projets de Ville. 50 GPV ont ainsi été décrétés et 30 opérations de Renouvellement Urbain (ORU). » Source : http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/gpv.html

1671.

http://www.lahorsde.com/v3/content/view/27/88888950/

1672.

Idem.

1673.

Idem.

1674.

Idem.

1675.

Idem.

1676.

Idem.

1677.

Idem.

1678.

Idem.

1679.

Idem.

1680.

Source : http://www.lahorsde.com/v3/index.php?option=comprofiler&task=usersList&Itemid=88888898

1681.

Idem.

1682.

http://www.lahorsde.com/v3/content/view/693/88888924/

1683.

«UPDATE» invite le public aux cuisines de la création : C’est un dispositif qui permet au public de rencontrer des artistes à l’œuvre dans un même temps et un même espace. Artistes et spectateurs assistent «en direct» et sans maquillage d’aucune sorte, à différentes manières de créer, de s’approprier un texte, un espace et de répondre aux contraintes de création. Le public côtoie les artistes dans les moments de vie collective. Ils peuvent ainsi échanger en toute convivialité sur leur quotidien respectif. Par ce biais, «UPDATE» est un formidable outil d’accès à l’art et de décloisonnement, en rapprochant la pratique artistique professionnelle et la curiosité des amateurs ou découvreurs de performances artistiques. UPDATE» investit l’espace autrement : Il fait connaître des sites originaux, comme le Fort du Bruissin à Francheville, ou amène un public à redécouvrir des institutions (le Théâtre de la Croix Rousse), ou encore des morceaux choisis de villes comme par exemple, le quartier de Vaise ou le quartier de la Duchère à Lyon dont les artistes s’emparent de manière surprenante. «UPDATE» crée des synergies de travail : De jeunes artistes ont pu se professionnaliser en signant des engagements pour les saisons suivantes. Des projets d’écriture ou de mise en scène, au stade embryonnaire, ont pu aussi se concrétiser grâce aux rencontres initiées par «UPDATE». Grâce à ces mêmes rencontres, des partenaires associés à l’événement inventent et engagent des projets de collaborations diverses pour les saisons suivantes. «UPDATE» est ouvert sur le monde : Au fil des éditions, les artistes ont pu partager cette expérience en simultanéité d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, via le net mais aussi via des échanges internationaux. C’est ainsi que des échanges ont pu avoir lieu avec l’Allemagne (Playing Schiller), l’Algérie (Hajar Bali).. ». Source : http://www.lahorsde.com/v3/content/view/916/88888924/

1684.

Il s’agit de l’ouverture de la première exposition permanente des installations réalisées par les artistes invités dans les sept appartements de la Barre des 1000.

1685.

En parallèle du Marathon de Lyon : des auteurs ont « 42 heures pour écrire sur un parcours concocté par le public. Soit 6 étapes de 7 heures avec halte sur leur blog pour transmettre en direct le résultat des courses et ravitailler 8 performers qui s'emparent des textes pour des expérimentations visuelles et sonores. » Source : http://www.lahorsde.com/v3/content/view/728/88888924/

1686.

« Musique, cinéma, paniers-repas apportés par les habitants eux-mêmes et installation artistique faite par des enfants du quartier. Chacun est invité à venir avec ses spécialités afin de les partager entre duchérois et artistes associés au Projet Sputnik ». Source : http://www.lahorsde.com/v3/content/view/933/88888924/