iii. Eclectisme des héritages politiques, continuité des problématiques esthétiques.

L’éclectisme des orientations et des enjeux politiques domine désormais, de même qu’est fortement mise à distance la référence au marxisme, comme en témoigne la formule aussi amusante que percutante qui revendique l’héritage de Marx, bien sûr, mais celui de Groucho plus que celui de Karl. La réflexion récente sur les arts de la rue s’inscrit de fait explicitement dans la période postmoderne, comme l’indique la position de Sylvia Ostrowetsky, « sociologue de la forme » 1701 et sociologue « en ville », très renommée pour ses travaux articulant réflexion esthétique et réflexion sur l’espace urbain. Son propos accrédite notre thèse selon laquelle la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique prend pour point de départ le constat d’un pessimisme anthropologique et politique, qui rend vaine toute quête d’un sens cohérent abstrait comme elle annihile toute velléité d’un projet critique global. En ce sens, le théâtre de rue vaudrait comme propédeutique à une nouvelle herméneutique adaptée au monde contemporain, puisque cette forme-sens s’inscrit non dans le registre de la représentation – qui renvoie nécessairement à une forme de transcendance par la distance instaurée entre le représentant et le représenté – mais dans celui de la performance. Le théâtre de rue ne s’interprète pas mais s’éprouve dans son immédiateté, dans sa pure immanence :

‘« Pour saisir l’enjeu des arts de la rue et la ville collective en général, pour saisir comment les membres de la société arrivent à déjouer les règles et à en rire, il s’agit de renoncer à la prétention du savoir dans l’après coup. L’approche in situ, la prise en compte de notre existence inscrite dans des formes matérielles, des gestes et des paroles. La société est en activité permanente de reproduction mais aussi de production. Il est urgent de passer de la production de sens par représentation à l’approche des situations, des réflexions constantes, des écarts de soi à soi ; bref, la post-modernité 1702 est peut-être l’affaire de tous. Voilà, en tous cas, ce que les artistes de rue ont compris. » 1703

Sur le plan de l’orientation politique, le théâtre de rue à l’époque de la postmodernité est donc bien loin du théâtre d’agit-prop et des avant-gardes. C’est donc moins sur un plan politique qu’esthétique que la filiation entre les années 1920, les années 1960 et la période contemporaine est à poser, et l’élément de continuité est à chercher moins du côté d’une radicalité de l’engagement politique que dans le choix de lieux non-théâtraux et d’un mode d’adresse au spectateur qui soit le plus direct et le plus efficace possible, dans des spectacles destinés à l’ensemble de la population, s’adressant au public comme à une foule dispersée qu’il faut fédérer, temporairement du moins. Ces spectacles destinés à s’adresser aux masses ne sont d’ailleurs pas le propre du théâtre révolutionnaire. Le théâtre de rue de la fin des années 1980 peut ainsi s’analyser non seulement en tant qu’il rompt avec le théâtre des années 1920 et avec celui des années 1960-1970, mais en tant qu’il renoue avec le théâtre populaire rassembleur et festif pratiqué par Pottecher, Gémier ou même occasionnellement par Vilar. L’on retrouve donc ici le double lignage du théâtre populaire que nous décrivions dans le premier chapitre de notre partie consacrée au théâtre politique œcuménique : théâtre œcuménique qui rassemble, théâtre révolutionnaire qui divise. Mais avec le théâtre de rue, l’illustre lignée du théâtre d’art populaire qui rassemble s’ouvre sur un théâtre moins noble, et les grands noms précédemment cités voisinent dans cette histoire avec une foule innombrable d’anonymes « bateleurs » 1704 et « saltimbanques » 1705 oeuvrant sur le parvis des Eglises, sur la place publique, puis sur le « Boulevard du Crime » 1706 et dans les « foires » 1707 . C’est ce double lignage qui serait à l’origine de « l’étiquette kermesse et militantisme » 1708 formulée par le directeur d’Hors-Les-Murs, Michel Simonin. Le théâtre de rue a pu selon les époques nourrir un théâtre politique radical au service de la révolution, articulant de la façon la plus aiguë avant-garde politique et avant-garde esthétique, ou consister en un théâtre festif dépourvu de – voire hostile à – toute velléité contestataire. Le dénominateur commun de ces pratiques est donc essentiellement esthétique. Mais il peut également être considéré comme politique, au sens où le choix de faire du théâtre hors des théâtres constitue une réponse – dont la teneur idéologique est variable – à une situation de crise politique. Et c’est bien dans ce contexte que prend naissance le théâtre de rue tel qu’il se développe à partir des années 1980.

Notes
1701.

Nadir Marouf, Mélanges S. Ostrowetsky, Pour une sociologie de la forme, la puissance sociale du trait, première partie, Sociologie de l’aesthésis, Les cahiers du CEFRESS / Université de Picardie, L’Harmattan, 1999.

1702.

« Même si […] nous n’aimons pas ce mot entaché de snobisme et d’après-coup dans l’histoire. »

1703.

Sylvia Ostrowetsky, « Préface », in Discours et figures de l’espace public à travers les Arts de la rue, op. cit., p. 16.

1704.

Ibid., p. 21.

1705.

Idem.

1706.

Idem.

1707.

Idem.

1708.

Michel Simonin, Numéro spécial "Arts de la rue", Théâtres et Hors Les Murs op. cit., p. IV.