ii. Les deux récupérations de la subversion : le « démocratiquement correct » et le divertissement festif.

L’argumentaire en faveur de ce soutien de l’Etat et des collectivités publiques se fait sur le caractère démocratique des Arts de la Rue, considérés comme une « chance pour les populations, généralement exclues des offres artistiques habituelles pour les raisons que l’on connaît, d’être associées plus étroitement, là où elles se trouvent, à de nouveaux processus de création. » 1722 Les Arts de la Rue permettent de mettre au contact de l’art des populations qui en sont habituellement éloignées en ce qu’ils articulent réflexion sur le public et réflexion sur l’espace public, et c’est dans cette mesure qu’ils aident à maintenir sinon à accroître l’espace public, en butte à une privatisation galopante :

‘« Grâce à l’inventivité de leurs créations, à la générosité de leurs approches, leur philosophie du partage, les arts de la rue ont su anticiper de nouveaux rapports aux populations qui replacent l’acte de création au cœur de la cité […]. Que ce cœur de cité soit un centre ville, une cité d’agglomération suburbaine, une communauté d’agglomération rurale… Il doit être irrigué par d’autres acteurs que les marchands et les bétonneurs » 1723

On retrouve donc exactement les mêmes arguments que ceux déployés par les pouvoirs publics et les artistes à propos des lieux intermédiaires. Toutefois, le financement des Arts de la Rue ne correspond pas toujours à ce cahier des charges, du fait du double lignage « kermesse et militantisme » précédemment évoqué. Si l’on assiste aujourd’hui à une refondation du militantisme contestataire en militantisme pour l’espace public – objet d’un consensus entre pouvoirs publics et artistes – les Arts de la Rue n’ont pas toujours rompu avec leur fonction purement animatoire et festive. Si cette seconde orientation ne concerne pas le financement par l’Etat, toujours soucieux de financer des compagnies et des projets de grande qualité artistique, le développement des financements à l’échelle locale n’a pas toujours pour vocation de promouvoir la qualité artistique ni même de recréer du lien social dans des villages ou des banlieues marquées par une forme de relégation spatiale et sociale. C’est notamment le cas des municipalités qui n’ont fait que suivre le mouvement depuis la fin des années 1990, et qui ont parfois comme objectif principal de promouvoir une forme d’animation qui augmente le capital d’attraction touristique de leur ville à la belle saison. 1724 Le décalage entre les Off et les In des grands festivals (Aurillac et Chalon) fournit un bon exemple de la dualité entre une vitrine artistique de bonne qualité mais peu vendable, et des formes de divertissement moins exigeantes mais plus consensuelles. Les années 1990 sont perçus par certains comme celles de la « récupération » des arts de la rue :

‘« [Dans les années 1990] le théâtre de rue devient peu à peu l'un des outils les plus prisés par les municipalités pour mettre un peu de couleur aux banlieues. Récupération ? Le mot fâche, surtout chez les chantres de la subversion, mais l'époque s'aseptise et les arts de la rue rentrent dans le rang de l'institution, comme en témoignent les célébrations orchestrées par Jean Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution ou celles de P. Découflé pour les JO de 1992. Les temps sont durs, et la crise en plonge certains dans l'oubli tandis que d'autres se battent pour survivre. L'animation municipale, pis, les parades frelatées de l'industrie Disney ou Astérix s'imposent parfois, tant la précarité est grande pour ceux qui jouent à ciel ouvert. » 1725

Du fait de l’idéologie dominante chez les pionniers du théâtre de rue, devenus les voix dominantes de ce « secteur en pleine effervescence » 1726 , l’évolution vers la collaboration avec les pouvoirs publics ne va pas sans heurts, mais elle est permise par l’évolution globale des rapports sociaux déjà évoquée, ainsi que par la prise de conscience que l’Etat constitue un allié de poids pour les compagnies soucieuses non seulement de qualité artistique mais d’un propos subversif, que les municipalités et financeurs locaux soutiennent beaucoup plus difficilement, non pas toujours par désaccord politique, mais parce qu’ils ont peur de choquer leur public. Une compagnie comme Kumulus, qui articule étroitement l’ambition de dénonciation sociale et l’ambition de partage du sensible 1727 , doit sa survie à son statut de compagnie conventionnée, autrement dit au soutien du Ministère de la Culture. Et les comédiens Eric Blouet et Céline Damiron 1728 , membres de longue date de la compagnie, déplorent que nombre des spectacles aient reçu le même accueil de la part des programmateurs, quasi unanimes pour saluer « la qualité artistique et politique du travail »… et pour refuser de programmer des spectacles jugés « trop difficiles pour [leur ] public. » 1729 Plus globalement, les deux comédiens font état d’un sentiment partagé selon eux par nombre de compagnies, que depuis le début des années 2000, la tendance à la frilosité s’aggrave. De même, se développent des commandes par les pouvoirs publics locaux de projets ciblés non pas sur un enjeu artistique mais sur une fonction de promotion du lieu dans lequel ils s’inscrivent, comme en témoigne Susan Haedicke, collaboratrice de Sarah Harper et Pascal Laurent de la compagnie Friches Théâtre Urbain. 1730 Implantée dans le XVIIèmearrondissement de Paris, la compagnie a reçu en 2007 une commande spécifique de la mairie, destinée à valoriser la mémoire locale dans le cadre du grand projet « Arts et Urbanités » :

‘« Ce projet […] mobilise des artistes, des historiens, des créateurs, des graphistes, et les habitants des quartiers, dans un vaste périmètre autour des Batignolles et des Epinettes, autour de la célébration du chemin de fer comme vecteur du développement durable et d’une culture populaire, sensible. C’est cette histoire, qui mêle à la fois les arts, la littérature, les sciences et les techniques que l’association "Arts et Urbanités" a voulu raconter à travers des événements festifs, une conférence, des rencontres avec les jeunes, des collectes de mémoire et la réalisation d’œuvres artistiques dans le tissu urbain contemporain.» 1731

Sur le site de la mairie, le spectacle L’esprit des rails (07 juillet 2007) est annoncé comme un « spectacle populaire joué en extérieur écrit et conçu sur l’empreinte du rail dans le XVIIème arrondissement à la gloire du progrès avec comme décor naturel le pont de la Jonquière ». Ce cahier des charges « marketing » 1732 est perçu par Susan Haedicke comme une forte limitation des possibles artistiques, toute forme de mise à distance, de décalage et d’ironie étant assez mal perçue par les commanditaires. Les artistes doivent donc « ruser » 1733 s’ils ne veulent pas que leur spectacle se transforme en « publicité » 1734 . Le constat général sur l’évolution des Arts de la Rue, sensiblement le même que pour les lieux intermédiaires, est donc celui d’un passage d’une pratique alternative et contestataire soudée par un rejet de l’institution culturelle et sociale dans les années 1970, à un secteur institutionnalisé au nom d’une fonction rassembleuse. Mais alors que l’Etat tend à valoriser des compagnies, des projets et des spectacles d’une grande qualité artistique, et se fait dans une certaine mesure le garant d’une possibilité de propos politiquement contestataires, les pouvoirs publics locaux oscillent entre deux types d’enjeux. Comme l’Etat, ils peuvent être soucieux de pratiques permettant de maintenir voire de rétablir une forme de cohésion sociale, mais ils sont parfois plus centrés sur un objectif touristique ou de promotion électoraliste qui les incitent à promouvoir des formes festives et divertissantes destinées au grand public, et se montrent alors rétifs aux formes subversives. C’est évidemment le premier type d’argumentation qui nous intéresse ici, mais il nous paraissait important de préciser que l’autre existe, pour mieux montrer justement que le premier est à saisir comme un choix politique et non simplement comme la description d’une situation générale. En effet, pour P. Chaudoir, la « résurgence apparente de manifestations festives » 1735 à la fin du XXe siècle s’inscrit « essentiellement dans le contexte d’une crise urbaine, sociale et politique, et y puise largement ses logiques d’action. […] Elle a comme objectif fondamental de re-donner sens à la notion d’animation urbaine, de vie urbaine. » 1736 Le théâtre de rue tel qu’il existe et se développe depuis les années 1980 trouverait sa raison d’être dans un objectif nouveau, découlant du caractère inédit du lien au politique, dans une société contemporaine marquée par la désagrégation du lien politique et même du lien social, et par la dépolitisation de ses membres, désormais plus individus en compétition économique les uns avec les autres que citoyens membres d’une même communauté politique. Il ne s’agirait donc plus d’activer les clivages et de souder une communauté (celle des exploités et des dominés) contre une autre (la classe bourgeoise exploiteuse, sous quelques nouveaux déguisements qu’elle se cache), mais de refonder concrètement le lien entre les individus, non pas à partir d’une hypothétique appartenance politique commune à activer, mais à partir d’une appartenance concrète à une même entité géographique. La rue devient ainsi le point commun, le lieu commun, seul susceptible de recréer le lien rompu, et de faire prendre un corps physique et concret à la notion d’espace public.

Notes
1722.

Yves Deschamps, op. cit.

1723.

Idem.

1724.

De fait, entre 1990 et 2005, le nombre de festivals de rue a été multiplié par 3 (de 80 à 250). Source : Le temps des Arts de la Rue. Bilan d’Etape 2006, op. cit. 60% de ces festivals sont concentrés dans 3 grands pôles, l’Ile De France (27%), le Grand Sud (Rhône-Alpes, PACA, Midi-Pyrénées) (23,5 %) et le Grand Ouest (Bretagne, Pays de Loire) : 13%.

1725.

Morgane Le Gallic, op. cit., p. VI.

1726.

Formule de Elena Dapporto. Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, Les Arts de la Rue, Portrait économique d’un secteur en pleine effervescence, op. cit.

1727.

Nous détaillerons cet exemple dans notre chapitre suivant.

1728.

Eric Blouet, Céline Damiron, entretien personnel, Boussy Saint Antoine, 26 juin 2007.

1729.

Idem.

1730.

La compagnie possède un lieu, L’Avant Rue, implanté dans une ancienne usine de céramique du XVIIème arrondissement de Paris. Cette compagnie de rue est donc également un lieu intermédiaire, une « agora ouverte au théâtre, aux arts plastiques, aux technologies numériques » pour la mairie. Source : http://www.mairie17.paris.fr/mairie17/download/ParisDixSept//Paris17_60.pdf

1731.

Idem.

1732.

Susan Haedicke, entretien personnel, Paris, 26 juin 2007.

1733.

Idem.

1734.

Idem.

1735.

P. Chaudoir, op. cit., p. 21.

1736.

Idem.