c. L’espace public, de l’opinion publique au lieu commun (du) public.

Depuis le début du XXIe siècle, les Arts de la Rue sont de plus en plus souvent associés à la notion habermassienne d’espace public, comme le note Philippe Chaudoir en introduction à l’ouvrage précisément intitulé Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la rue » :

‘« Quand on soumet ces modes d’interventions à une analyse approfondie, ils renvoient en particulier et sans le savoir sans doute, à une conception habermassienne de l’espace public, c’est-à-dire un espace collectif envisagé comme support communicationnel de l’échange et de la constitution de l’opinion. Cependant, si la rue et les espaces publics, tels qu’Habermas les a dessinés, étaient pour lui constitutifs de la fabrication d’une opinion publique, ils semblent aujourd’hui, dans ce mouvement contemporain, essentiellement conçus pour produire […] ne serait-ce que momentanément, le public lui-même, comme ensemble. La rue, dans cette nouvelle conception, est avant tout un lieu commun. » 1737

Appliquée aux Arts de la Rue, l’expression prend donc un sens très concret, « les compagnies déclin[ant] l’espace public sous tous les angles » 1738 et travaillant les « matières sensibles de la ville » 1739 . C’est donc la définition que donne Jean-Samuel Bordreuil qui prévaut pour caractériser l’espace public tel que les arts de la rue le convoquent :

‘« Tout espace public est un espace où se distribuent de manière tantôt diffuse, tantôt « saillante », des considérations réciproques qui touchent à l’identité des sujets. […] La gradation des espaces, du privé au public en passant par "l’intermédiaire", fait d’abord fond sur des différences d’accès. Ces différences d’accès sont elles-mêmes discriminantes […]. C’est donc autour de cette notion d’accès réservé qu’un rapport entre espace (territoire) et identité est pensable : l’étayage d’un sentiment identitaire (d’appartenance à une communauté) s’y monnaye en appropriation exclusive. A contrario l’espace public comme espace ouvert rompt avec cette dimension territoriale et est envisagé comme lieu de l’universel, de l’indifférence aux différences […] : ce qui s’y perd en identité s’y gagne en démocratie (en droit d’accès.) […] Or qu’est-ce qu’un espace public, sinon un espace, en droit, où tout le monde a accès ? Dès lors ce qui fait sa définition fait aussi qu’on ne peut identifier un individu selon la place qu’il y occupe : ceci parce que s’introduirait ipso facto l’idée d’une "privativité", c’est-à-dire d’un espace propre […]. » 1740

L’espace public prend la forme de la rue, de la ville, envisagées sous l’angle de ce qui unit les individus les uns aux autres, sous l’angle de leur potentialité universaliste et démocratique. Envisager le théâtre de rue sous l’angle de l’espace public, c’est donc d’emblée lui assigner une fonction de re-fondation de la communauté politique. Et c’est la voie clairement assignée au théâtre de rue par les pouvoirs publics. Ainsi, l’enseignement supérieur s’ouvre aux Arts de la Rue en tant que Projets Culturels dans l’Espace Public, titre du Master Pro ouvert à Paris 1-Panthéon Sorbonne qui « s’adresse à de futurs professionnels de la conception et de la production de projets culturels, ouverts à la diversité des propositions artistiques contemporaines, en particulier dans les domaines des arts voués à l’espace public, engagés dans une réflexion sur les relations entre arts, cultures, populations et territoires, en France et en Europe. » 1741 Et tout le mouvement d’institutionnalisation des arts de la rue depuis les années 1990 – autrement dit l’articulation entre la réflexion, la définition des missions et les subventions publiques – se fait autour de cette formulation très concrète de la question de l’espace public. En témoigne encore le Temps des Arts de la Rue, qui, en sus des investissements financiers précédemment évoqués, met en place en 2006 un magazine, Stradda 1742 , dont le titre fait clairement référence à la rue, et qui se veut « à l’écoute des formes de création artistique originales qui s’inscrivent au cœur de la cité : arts de la rue, arts du cirque, arts dans l’espace public... » 1743 La notion d’espace public est donc très étroitement articulée dans les Arts de la Rue à un travail politique et plastique sur la ville.

Notes
1737.

Ibid., p. 22.

1738.

Morgane Le Gallic, op. cit., p. VIII.

1739.

Idem.

1740.

Jean-Samuel Bordreuil, in Sylvia Ostrowetsky, La Civilité tiède. Recherche sur les valeurs urbaines dans les nouveaux centres, CERCLES, EDRESS, Plan Urbain, Aix en Provence, 1988. Cité par P. Chaudoir, op. cit., p. 22.

1741.

Source : Descriptif du Master Pro Projet culturel dans l’Espace Public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

1742.

Ce magazine vient prendre la place de la revue Les Arts de la Piste.

1743.

Présentation du magazine par l’association Hors les Murs. Le numéro 4 de la revue s’intitule d’ailleurs « Espace public en 2025 – Projets d’artistes » Source : http://www.horslesmurs.asso.fr/editions/S/stradda.htm