i. La ville comme espace public.

La prise en compte de la dimension architecturale de la question de l’espace public telle qu’elle se pose dans les villes date au moins des années 1960. A l'intérieur même des Ministères (Culture, Education, Jeunesse et Sports ... ) soufflait un vent de réformes depuis les années 1960, quand le gouvernement de Chaban-Delmas prônait la « Nouvelle Société ». Mai 68 a eu un impact considérable non seulement sur les mondes de l'art et de la culture, mais aussi sur l'architecture et l'urbanisme. Le philosophe Henri Lefebvre parlait alors de « droit à la ville » 1744 et les urbanistes, notamment dans les villes nouvelles, avaient à cœur de donner la parole aux artistes (plasticiens et troupes de théâtre) pour rompre avec la monotonie des grands ensembles et pour « animer » les villes, maître mot né à cette époque. Cet héritage a été préservé et prolongé depuis, et le théâtre de rue considère que « la ville est un théâtre à 360 degrés » 1745 , l’artiste de rue aimant à se considérer comme un « metteur en scène urbain. » 1746 Les spectacles de rue activent quatre fonctions de l’espace public, comme l’a analysé P. Chaudoir. 1747 Tout d’abord, ils permettent une « sémiotisation » 1748 de la ville, autrement dit ils permettent de lui conférer un sens nouveau. C’est en ce sens qu’ils peuvent être considérés comme agents d’utopie, qui participent de la création d’une vision de la ville et d’un sens nouveaux. En outre, le théâtre de rue active la fonction temporelle de l’espace public, son « inscription dans une temporalité » 1749 . C’est parce qu’il participe de la création d’une histoire commune, partageable, que le spectacle dans l’espace public « constitue le socle de l’avènement d’une identité. Pas de peuple sans histoire et sans lieux susceptibles de la représenter mais aussi pas d’histoire si celle-ci ne se raconte pas à travers une com-mémoration du lieu. » 1750 P. Chaudoir cite ainsi le cas de la compagnie ilotopie, qui « pousse la métaphore jusqu’à jouer d’une pré-histoire du lieu », 1751 notamment dans le spectacle Réseaux. Champ d’expériences troisième, ainsi présenté : « Ici, sur ce terrain, juste fondation, la ville n’a pas eu lieu, mais une population s’y réinvente sans cesse. » Le théâtre de rue permet donc d’activer également, par le biais de ces récits, la fonction « d’espace social » 1752 de la ville :

‘« L’histoire, les histoires, les publics en sont chargés comme des piles […]. Les émotions servent à raviver les histoires des autres. Le lien social, le tissu social, il est déjà imprimé. Nous vivons sur un tissu imprimé mais de nouveaux motifs sont à inventer et chacun doit pouvoir s’y tailler un costume. » 1753

L’espace public est, comme le dit Michel Crespin, l’espace social « des gens qui [ …] l’occupent et le font vivre, l’animent, au sens vital du terme » 1754 , et les artistes de rue participent activement au tissage du lien social. C’est dans cette mesure que le théâtre de rue active la quatrième caractéristique de l’espace public, « espace politique au sens où "l’espace public est l’espace de la population. Ce champ très vaste regroupe des diversités sociales et culturelles qui, prises comme un tout, caractérisent la nature du public (le public-population) que l’artiste interpelle dans cet espace. » 1755 La dimension politique du théâtre de rue, parce qu’il se situe dans la ville, tient donc à la fois à sa force de recréation d’un passé et à la création d’un présent communs, au tissage du lien social dans et par le cadre de l’espace de la ville. C’est dire l’importance de cet acteur essentiel du théâtre de rue qu’est le public, et plus exactement, le « public-population. »

Notes
1744.

Henri Lefebvre, Espace et politique, tome 2, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1972.

1745.

Formule de Pino Simonelli, extraite d’un texte en italien non publié. Cette formule est « en introduction du premier numéro de la revue Lieux Publics, en 1984, mais aussi dans l’actuelle plaquette de présentation, et toujours en exergue. » P. Chaudoir, op. cit. p. 54.

1746.

Michel Crespin, plaquette de présentation de Lieux Publics, Centre National de Création pour les Arts de la Rue.

1747.

P. Chaudoir, op. cit., pp. 54-56.

1748.

Ibid., p. 54.

1749.

Ibid., p. 55.

1750.

Idem.

1751.

Idem.

1752.

Ibid., p. 55.

1753.

Bruno Schnebelin et Françoise Léger, ilotopie, contribution à la table-ronde « L’état de la rue : la parole aux artistes. Le petit monde des artistes qui cherchent franchira-t-il le pas du siècle ? », Avignon, 1995. Cité par P. Chaudoir, idem.

1754.

Michel Crespin, cité par P. Chaudoir. Idem.

1755.

Michel Crespin, cité par P. Chaudoir. Ibid., p. 57.