ii. Le public-population.

C’est encore Michel Crespin qui, avec Minelle Verdier, a donné la définition du public-population, public spécifique du théâtre de rue : « [C’est], par définition, le public qui se trouve dans la rue, naturellement, qu’un spectacle s’y produise ou pas. Le public qui représente la plus large bande passante culturelle, sans distinction de connaissances, de rôle, de fonction, d’âge, de classe sociale. […] Sa qualité première, le libre choix. De passer, d’ignorer, de regarder, de participer, hors de toute convention. » 1756 Le théâtre de rue résout donc la difficile question du public en inversant la donne : au lieu de se demander comment faire venir le public au théâtre, le théâtre vient dans la rue, là où se trouve le plus large public potentiel – le public-population, donc. La localisation du théâtre de rue conditionne donc une esthétique spécifique mais aussi un public spécifique, qui lui-même va à son tour infléchir les choix esthétiques. En effet, à la différence du spectacle de salle, qui a affaire à un individu qui s’est lui même défini préalablement comme spectateur avant même de pénétrer dans le lieu circonscrit et concret du théâtre – en prévoyant la sortie, en achetant sa place – le spectacle de rue a pour tâche première de convertir un passant en spectateur, de le faire s’arrêter, puis de le faire rester, de l’empêcher de repartir. C’est en ce sens que le théâtre de rue peut être considéré comme une forme de théâtre plus démocratique, qui refuse de se résoudre à ce que le théâtre devienne une pratique minoritaire. En outre, le théâtre de rue paraît politiquement pertinent aujourd’hui en ce qu’il s’adresse spécifiquement à l’individu contemporain dans son statut d’être instable, aux attaches relationnelles, professionnelles et affectives marquées par l’impermanence. C’est du fait de ces caractéristiques que le théâtre de rue doit mettre en œuvre des méthodes d’accroche esthétique spécifiques. Mais, au-delà de l’esthétique du spectacle lui-même, le théâtre de rue induit une relation particulière au public, souvent marquée par une forme de violence liée précisément à la déstabilisation de la relation entre le spectateur et le spectacle, comme nous le verrons dans notre chapitre suivant. Il conserve ainsi une forme subversive, malgré sa nouvelle mission de cohésion sociale corrélative à son institutionnalisation. Mais l’autre aspect aujourd’hui fortement subversif du théâtre de rue opère non pas comme une résistance à son institutionnalisation, et semble plutôt en découler directement. En effet, la démocratisation du public que permet le théâtre de rue passe notamment par le principe de la gratuité – pour les spectateurs – des spectacles, exclusivement financés alors par de l’argent public. 1757 Outre qu’il permet une extension du nombre de spectateurs, ce principe se veut un message fort qui subvertit le fonctionnement général d’une société où les rapports sociaux et humains tendent à privilégier la valeur marchande des choses et des êtres : « Dans notre société marchande, la pertinence des arts de la rue, souvent gratuits, toujours généreux, mérite d’être interrogée et mise en valeur. En créant de nouveaux modes d’expression et de circulation, les "arts publics" s’emparent et métamorphosent ces réalités qu’on croyait impérieuses, intangibles et inchangeables. » 1758 C’est donc dans sa dimension spatiale concrète – géographique, architecturale, urbaine – que la notion d’espace public est envisagée dans le théâtre de rue, et non en tant qu’espace politique abstrait dans le cadre duquel se fonde une opinion publique commune rationnellement fondée par un débat démocratique. La dimension démocratique du théâtre de rue tient au fait même que ce théâtre prenne lieu et sens dans l’espace public qu’est la ville et non dans l’enceinte d’un théâtre, par la rencontre avec le « public-population » caractérisé précisément par le fait qu’il n’est pas a priori un public. C’est dans cette mesure que le théâtre de rue peut être qualifié de théâtre politique, indépendamment même du contenu du spectacle, comme peuvent l’être l’ensemble des pratiques et structures développées par les pouvoirs publics à la triple échelle nationale, régionale et locale, depuis les années 1980, que nous avons étudiées dans ce chapitre.

Notes
1756.

Michel Crespin, Minelle Vernier, Emergences – Festival Biennal d’arts et d’événements urbains. Marseille 96. Cité par P. Chaudoir, ibid., p. 66.

1757.

Ce principe d’une gratuité pour les spectateurs et d’une rémunération des artistes intégralement prise en charge par les subventions publiques rapproche l’artiste de rue du statut professionnel de l’artiste « de salle » (si l’on peut dire). Ce mode de financement du spectacle est aux antipodes du chapeau passé à la fin du spectacle, plus fréquent autrefois, et qui fait osciller l’interprète entre le statut d’artiste et celui de mendiant.

1758.

Stéphane Simonin, directeur de Hors Les Murs, Editorial, Numéro spécial, op. cit., p. IV.