Conclusion. La conquête institutionnelle des non-publics à l’heure de la désagrégation du lien social et de la « glocalization ».

Qu’il s’agisse du théâtre de rue, des friches et autres lieux intermédiaires institutionnalisés, des Scènes Nationales ou de l’ensemble des projets mis en œuvre dans le cadre de la politique de la ville, toutes les expériences évoquées dans ce chapitre ont pour point commun de repenser la mission sociale de l’art en général et du théâtre en particulier en prenant acte du contexte politique ouvert par les années 1980, fait de dépolitisation de la « société civile » et des artistes, de défiance à l’égard de la (classe) politique, et d’effondrement de tout horizon révolutionnaire de gauche, parallèlement à la détérioration de la situation économique et sociale sur la période qui va des années 1980 à 2007, dans un monde qui tend de plus en plus à réduire les êtres humains au rang d’individu en compétition permanente et générale. Dans cette mesure, la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique prend acte du pessimisme anthropologique et politique radical qui constitue le principe supérieur commun de la cité du théâtre postpolitique. Mais cet alpha ne constitue pour autant pas l’omega de la cité qui nous occupe ici, parce qu’à la différence de la première, cette cité ne se fonde pas sur une définition du théâtre comme production d’un discours critique sur le monde. Il s’agit moins de penser la société et encore moins de la changer que de panser ses plaies, ou plus exactement de panser les plaies qu’elle cause, les plaies de ceux qui souffrent parce qu’ils sont « exclus » économiquement et socialement de cette société, mais aussi les plaies des inclus, car tous souffrent à des degrés divers de la désagrégation des liens sociaux.

Cette cité renoue ainsi sous une forme renouvelée avec l’ambition de démocratisation à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique. La notion de « non-public » est prise à bras le corps, et différents sous-groupes de non-publics sont distingués pour être mieux touchés : d’une part le non-public exclu du théâtre comme il est en marge de la société. Certaines actions se concentrent sur ces « publics-cibles », et il semble que la collaboration d’acteurs culturels, sociaux et municipaux à l’échelle locale permette d’atteindre des résultats inédits en termes d’intégration de ce non-public à la communauté théâtrale, culturelle et sociale. D’autre part, et précisément parce qu’il s’agit de décloisonner le théâtre et les publics, l’ensemble des pratiques que nous incluons dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique vise également le non-public qui constitue l’essentiel de la population française et fait que le théâtre est de fait lui-même relativement exclu de la société. Dans tous les cas, il s’agit par le théâtre de recréer une communauté, ce qui explique l’importance des projets qui travaillent à la construction d’une mémoire commune. Cette mission rassembleuse du théâtre pourrait paraître identique à celle à l’œuvre dans la cité du théâtre politique oecuménique, mais, si la foi dans les pouvoirs du théâtre est maintenue, les moyens comme les fins diffèrent. Car, encore une fois, le théâtre n’a pas – plus – pour mission de produire un discours critique sur le monde. Il s’agit ici de transformer le rapport entre le spectateur et le spectacle, parce qu’il s’agit du même mouvement de repenser le statut du spectacle dans le théâtre et de renouer avec un statut et une mission du théâtre au sein de la société qui sont considérés comme perdus. L’essentiel ne réside plus dans le contenu du spectacle ni même dans le spectacle en lui-même, et le théâtre est envisagé comme une démarche dont l’efficacité et, donc, les critères d’évaluation, sont fonction du lieu dans lequel elle prend place et des différents acteurs qu’elle fait collaborer.

En outre, cette reformulation a pour autre spécificité d’être initiée non pas par les artistes, comme ce fut le cas pour le théâtre populaire-service public, mais par les pouvoirs publics. Depuis les années 1980, ce sont eux qui, à la faveur notamment de l’implication grandissante des collectivités territoriales aux côtés de l’Etat, ont articulé de plus en plus étroitement les missions culturelles et les missions sociales, par le biais de textes officiels fondateurs des grandes lignes directrices de l’action publique en faveur de la culture (tels la Charte des missions de service public de la culture lancée par C. Trautmann en 1998), et par le biais de financements croisés tant en termes de lignes budgétaires (politiques culturelles / politique de la ville puis CUCS) qu’en termes d’échelle d’intervention publique (financements municipaux, régionaux, nationaux) et en termes d’acteurs impliqués (acteurs culturels, travailleurs sociaux, associations, personnels et chargés de mission de la fonction publique territoriale et nationale.) Ces interdépendances croissantes et le développement des projets portés par différentes structures favorisent une logique de consensus, qui influe sur les choix opérés par les partenaires.

La période qui s’ouvre à la fin des années 1980 est de fait marquée par la disparition des deux anciens clivages qui structuraient la réflexion sur les politiques culturelles, d’une part le clivage entre une politique gestionnaire pourrait-on dire, et une politique d’affrontements idéologiques et, d’autre part, la disparition corollaire du clivage gauche/droite. Cette évolution ne s’explique pas seulement par l’évolution des financements et par le contexte politique national et international. Elle s’enracine également dans l'ambiguïté de la politique culturelle telle qu’elle a été mise en œuvre durant le premier septennat socialiste, J. Lang ayant promu une conception plus médiatique qu'idéologiquement clivée, alliant des registres anciens et « autorisés » de légitimation de l’action publique en faveur de la culture, à une justification en termes économiques qui se révèlera à double tranchant.

Dès ce moment, la culture ne constitue plus un élément permettant de discriminer une politique de gauche d'une politique de droite. Et la tendance s’est renforcée à mesure que la culture a perdu son caractère déterminant au sein de la politique gouvernementale. La politique culturelle devient consensuelle et minoritaire, non seulement en termes de pratiques des français, mais en tant qu’élément déterminant voire définitoire de la politique générale au niveau de l’Etat. Nous voyons donc l'importance dans la réflexion sur le théâtre politique du cadre financier et administratif qui fonctionne également comme partie du cadre idéologique : L'impulsion et le financement du théâtre par les pouvoirs publics induisent la nécessité de prendre en compte ces acteurs dans l'évaluation des formes du théâtre politique. Ce ne sont pas simplement les artistes qui sont en charge d'orienter les fonctions du théâtre, et sont donc responsables de l'existence d'une référence ou non à la fonction politique du théâtre. Ceci étant posé, deux grandes questions restent en suspens : Pourquoi les artistes acceptent-ils ? Et à quoi ressemblent concrètement les projets mis en œuvre ? Il importe en effet d’étudier la façon dont se tissent les enjeux politiques et esthétique dans ces projets qui entendent refonder réciproquement la communauté théâtrale et la communauté politique.