ii. Les Squames, archétype du théâtre invisible.

En effet, si le spectacle est annoncé sur le site de la compagnie et sur celui d’Hors-Les-Murs ou de la ville de Paris, il n’est pas indiqué sur place, ce qui augmente son potentiel perturbateur ainsi que son efficacité, mais ce qui induit également un public double, comme l’a justement analysé Jean-Marc Lachaud :

‘« Le public est alors double. Il sait ou il ignore. Il est spectateur ou passant. Dans le premier cas, il assiste à un spectacle total, dans et autour de la cage, observant avec amusement et parfois inquiétude les réactions de l’assistance. Dans le second, il est doublement manipulé, par les comédiens mais également par le regard du public averti. Aussi est-il à son insu mis en scène, contraint de jouer le scénario qu’il s’impose dans les limites définies / accordées par Kumulus. » 1766

Ce spectacle recourt à ce qu’Augusto Boal nomme le « théâtre invisible » 1767 , qui crée une situation ambivalente à l’égard de la notion de communauté : le public est toujours double, puisqu’il est composé d’un public conscient de l’être, et d’un public qui s’ignore, et croit avoir affaire à une situation réelle alors qu’il s’agit d’une représentation. 1768 C’est ce second public qui confère toute la force au spectacle, mais uniquement dans la mesure où il existe un autre public conscient de son statut, et conscient du statut de spectacle de la situation qu’il contemple. Ce second public est donc dupe du spectacle, mais aussi du premier public, qui l’observe comme s’il était un personnage faisant également partie du spectacle. Or c’est ce public que nous nommerons public invisible à lui-même, qui fait que ce type de spectacle travaille la notion de communauté et de bien commun : d’une part, face à cet événement incongru, les gens s’arrêtent, rompent avec leur quotidien, et progressivement décident de rester, sidérés par ce qu’ils voient. 1769 Ce premier temps de réception pour chaque spectateur est certes individuel, mais il s’inscrit d’emblée dans une perception collective, puisque son arrêt est autant causé par la cage que par l’attroupement devant elle. L’idée de participer à un événement extraordinaire est telle que plusieurs appellent leurs amis ou leurs proches pour venir voir les Squames. Une femme, qui accompagne deux handicapés IMC appelle une amie pour venir voir les Squames, parce que « c’est des êtres humains comme nous, c’est impressionnant, il faut venir voir ». Après avoir vu deux Squames se frotter l’un contre l’autre, un ouvrier en pause déjeuner enjoint à un collègue de le rejoindre : « viens voir, ça vaut le détour ! » Chez certains, l’amusement ou la sidération font bientôt place à un besoin de comprendre, que ne comblent ni le modeste écriteau accroché à la cage, dont l’indication laconique informe le lecteur que les Squames sont « d », ni les gardiens peu loquaces :

‘« - Un badaud : Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Gardien : Ce sont des Squames, c’est indiqué sur le panneau.
– Ah, c’est des vrais ? J’avais pas compris.
– Mais c’est pour quoi faire ?
– Ben, c’est pour sensibiliser à cette espèce qui est mal protégée. Mais moi je suis pas spécialiste, je suis en remplacement. »’

Par leur position en retrait, l’air blasé, les gardiens – tous comédiens de la compagnie – jouent un rôle indispensable de crédibilisation mais aussi de relais entre les Squames et les spectateurs, interdisant que l’on s’approche trop, ou que l’on nourrisse les Squames, et contribuent à donner l’impression que les Squames sont une espèce animale et que la cage est celle d’un zoo. De fait, certains, des adolescents et des enfants surtout, veulent donner du coca ou des gâteaux aux Squames. Une maman se fait gronder par la gardienne pour avoir laissé son fils donner une madeleine. Certains tentent d’analyser le comportement des Squames dans la cage : « Lui, il est méchant, c’est le mâle dominant. » Seul le gardien-balayeur se fend d’une explication, pour répondre à un interlocuteur qui, passée la fascination première, est en pleine phase de doute, notamment parce que « si c’est vrai, comment ça se fait que c’est jamais passé à la télé ? » Le gardien-balayeur rétorque alors : « C’est les chercheurs du CNRS qui les ont trouvés, on fait une tournée en France parce qu’ils sont pas connus, alors que tout à l’heure il y avait des Roumains, et eux ils connaissent. C’est ce qui se rapproche le plus de l’homme, c’est entre l’homme et le singe. »

Les questions et les exclamations se tournent progressivement vers les badauds déjà présents, la parole circule et les commentaires fusent, des conversations impromptues se créent de manière discontinue et informelle, toutes ayant pour sujet commun initial ces Squames, ou, le plus souvent, l’exhibition des Squames, et le sens qu’elle peut avoir. Certains sont choqués par le traitement réservé aux Squames (« Je les ai vus arriver, ils les ont amenés avec des chaînes et tout… ») Un jeune garçon s’indigne : « Je vois pas l’intérêt de les mettre dans une cage ? » Un gardien lui répond alors, d’un ton badin : « Avant, on mettait les Africains dans les cages. » Et le jeune garçon, les larmes aux yeux face à l’apparente indifférence du gardien et de ses voisins : « Justement, vous trouvez que c’est bien, ce qu’on leur a fait ? » L’échange est coupé court par la remarque d’un homme noir : « Mais c’est bien comme ça de voir leurs conditions de vie. » D’autres sont choqués par les réactions choquées des gens : « les gens se rendent pas compte, ils regardent, là, comme si c’était des bêtes curieuses, mais c’est la société qui est comme ça ! » L’actualité fait surface, deux semaines après le résultat de l’élection présidentielle et la venue au pouvoir d’un homme que d’aucuns jugent providentiel et omnipotent : « Avec Sarko, ça va aller mieux ! Il est pas encore venu les voir ? » La conversation dévie alors sur le sort des clandestins, auxquels les Squames sont visiblement assimilés pour certains : « Non, Sarkozy il a dit qu’il allait virer les clandestins, ils vont partir dans des Charters. » « S’ils peuvent gagner leur vie, ils peuvent rester… »

De multiples conversations prennent donc forme, qui retiennent l’attention du spectateur averti bien plus que les agissements des Squames. Certains, qui savent, s’immiscent volontairement dans la conversation, interpellant une gardienne qui s’approche d’un Squame : « Vous le touchez pas, Madame, hein, les Droits de l’Homme ! » Puis, à ses voisins : « C’est la nouvelle race humaine ! » Un jeune garçon explique, dépité, à ses camarades qui viennent de le rejoindre : « Ils veulent pas croire, les gens, que c’est des comédiens ! » Avant d’ajouter, « moi j’ai cru que c’étaient des comédiens » Mais, si certains spectateurs avertis glissent parfois vers la croyance, le processus est globalement inverse. Le débat se déplace donc progressivement pour interroger la réalité de la situation observée. « Il faudrait voir avec des professionnels si cette tribu existe vraiment. » « Moi il me semble que c’est des acteurs… Regarde, sur la tête, c’est de la cire… » Le doute s’instille chez certains spectateurs au bout d’un temps plus ou moins long, conforté par la proximité de spectateurs avertis et bavards, souvent moins prompts à mettre en garde une dupe qu’à mettre en valeur leur sentiment de supériorité dans l’appréhension de la situation – et par là même à le faire disparaître. L’interrogation porte alors sur le sens du spectacle : « Si c’est un spectacle… C’est un spectacle, mais c’est quoi le message ? C’est nos descendants, et à cause d’internet on va tous régresser, et on saura plus rien faire s’il y a un accident et il n’y a plus rien comment on fait, on sait pas faire du feu ? » Le garçon qui était ému par la condition des Squames l’est à présent par le fait que la situation soit factice : « Si c’est un spectacle… Mais je vois pas l’intérêt. » Le débat devient plus vif, les interactions sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus longues.

Mais, si des naïfs déniaisés s’en vont, certains conciliants et amusés, d’autres plus ou moins agacés d’avoir été dupés et de s’être perdus en conjectures voire de s’être laissés gagner par une indignation sans objet réel, de nouveaux prennent leur place, et le plateau de jeu se reconfigure selon une dynamique qui se reproduit jusqu’à ce que les Squames soient emmenés… et que les derniers badauds disent au revoir à leurs voisins, devenus pour un moment de véritables interlocuteurs et non plus de simples anonymes. Le dispositif des Squames permet donc que se tisse une relation dialectique intense entre le « spectacle » et les spectateurs, mais surtout parmi les spectateurs eux-mêmes, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui sont choqués (de la condition des Squames puis de leur propre condition de dupe) et ceux qui sont satisfaits (parce qu’ils trouvent cette idée d’exposer des peuplades instructive ou parce qu’ils savent ce que d’autres ignorent.) La force contestataire des Squames va de pair avec la création d’une communauté ambivalente, rassemblement authentique d’individus autour d’un objet contrefait, espace d’échanges interpersonnels qui interrompt le flux de la vie quotidienne et rompt avec l’anonymat de la foule, espace de débat informel au sein duquel la parole circule librement, mais qui marque une hiérarchie forte au sein des membres qui le composent, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.

Cette alliance paradoxale entre une composante thématique contestataire et un mode de traitement qui tend à constituer les passants non seulement en un public, mais en une véritable communauté, est un procédé particulièrement marqué dans Les Squames. Il est cependant récurrent dans l’œuvre de Kumulus, et se trouvait déjà dans SDF en 1992, une autre performance d’acteurs pour ceux qui se glissent dans la peau de clochards et arpentent isolément la ville, déguenillés et malodorants, avant que ne commence le spectacle proprement dit. Eric Blouet, l’un des interprètes du spectacle, rapporte le plaisir qu’il a éprouvé à être pris pour un clochard véritable par… de vrais clochards, mais il témoigne aussi de la satisfaction étonnante qu’il a éprouvée à capter tous les regards des spectateurs après s’être fait (parfois littéralement) marcher dessus par ceux qui n’étaient encore que des passants enjambant un être informe allongé sur le sol. Erice Blouet dit s’être senti personnellement fier de cette conversion des regards portés sur sa personne… de clochard. 1770 Cette empathie profonde de l’interprète pour son personnage, envisagé comme étant le porte-parole de groupes de personnes réellement existantes, se retrouve également dans un spectacle double, que nous voudrions également analyser, Itinéraire sans fond(s) / Rencontre de boîtes, qui nous paraît manifester un autre aspect de l’ambivalence du théâtre de rue que nous venons d’évoquer : l’ambivalence de la volonté d’émettre un propos dénonciateur et donc, dans une certaine mesure, violent, tout en s’adressant au spectateur sur un mode émotionnel qui se veut fait de douceur et rassembleur.

Notes
1766.

Jean-Marc Lachaud, in Jean-Marc Lachaud, Martine Maleval, Mimos, éclats du théâtre gestuel, Ecrits dans la marge, 1992, p. 72.

1767.

Voir Augusto Boal, traduction Virginia Rigot-Müller, Jeux pour acteurs et non acteurs. Pratiques du théâtre de l’Opprimé, Paris, La Découverte, réédition 2004.

1768.

Sous cet aspect, l’on mesure le caractère problématique des festivals de théâtre de rue, qui modifient la donne en ce que le public-population sait qu’il est public, ou s’attend à être sollicité pour le devenir à chaque coin de rue.

1769.

Nous avons pu voir ce spectacle, créé en 1988, lors de sa reprise sur le parvis de la gare Montparnasse les 24 et 25 mai 2007. Les citations à venir ont toutes été entendues lors de la « représentation » du 25 mai 2007.

1770.

Eric Blouet, entretien personnel, 26 juin 2007, Boussy Saint-Antoine.