b. Itinéraire sans fond(s) / Rencontres de Boîtes ou la violente douceur de l’adresse au public.

i. Itinéraire sans fond(s). Ni énoncer ni dénoncer mais faire partager la condition du réfugié.

‘« Itinéraire sans fond(s) est une création née du désir de parler de l’exode comme phénomène de société, de l’homme dans son déracinement physique et psychique, d’en explorer la nature, de se poser les questions fondamentales de l’altérité, de l’identité… et aussi de mettre en exergue la prodigieuse aptitude à vivre de l’être. »
« Descriptif : Un lieu retiré, des boîtes de conserve par dizaines, et sous la lumière pâle d’ampoules dénudées, treize personnages lunaires qui s’évertuent à raconter leur histoire à travers quelques objets qu’ils transportent dans une boîte à chaussures, unique témoignage d’un passé révolu.
Ici nous sommes ailleurs et partout en même temps. Ce qu’ils fuient, vous le saurez à peine et peut-être même ne le comprendrez vous pas, tant les causes sont diverses et les expériences disparates. Mais vous entrerez de plain pied dans ce qu’ils vivent, avec vos propres doutes et vos propres illusions. Parce que, le temps du spectacle, vous ferez malgré tout partie du voyage. » 1771

Le propos du spectacle, qui interroge la condition de réfugié, pourrait facilement inciter à une forme de contestation politique. Mais la présentation semble indiquer que le spectacle opte pour une approche plus anthropologique et philosophique, en mettant l’accent sur « l’exode » et non sur le réfugié, et usant de termes aussi génériques que ceux de « nature », d’ « ailleurs » et d’ « altérité. » Ce sont en outre les aspects positifs de la question qui sont mis en valeur, notamment la capacité de résilience de l’être humain, la « prodigieuse aptitude à vivre de l’être », et non la dénonciation d’un système mis en place à l’échelle internationale, et de certains de ses acteurs ( et notamment les réseaux qui vont des passeurs aux négriers du troisième millénaire…) Il existe cependant dans le spectacle certaines séquences qui mettent en scène le processus d’exclusion, notamment celle au cours de laquelle les exilés bannissent une réfugiée roumaine, reproduisant l’exclusion dont ils sont habituellement victimes en inversant les rôles. Cela permet de dire la hiérarchie existante au sein même des plus malheureux, tout en pointant le fait que les populations les plus en marge ne se pensent pas comme groupe, et encore moins comme groupe susceptible de coordonner une action politique collective en vue d’améliorer leur sort. Mais cette occurrence est unique, et dans l’ensemble, le spectacle ne vise pas à énoncer ni à dénoncer un système, non plus qu’il ne se centre sur la dimension argumentative ni informative : « ce qu’ils fuient, vous le saurez à peine », et « nous sommes ailleurs et partout en même temps. » Le fait que les dialogues du spectacle soient en gromelo est révélateur : certes, les langues imaginaires créées par les acteurs empruntent leurs accents aux différentes zones géographiques d’où affluent les réfugiés aujourd’hui, et prennent des consonances slaves, asiatiques ou africaines. 1772 Mais cette parole est d’abord et avant tout imaginaire, et ouvre sur un univers poétique et non sur une description mi-réaliste, mi-misérabiliste, de la réalité. En outre, le chant collectif qui ouvre et clôt le spectacle, témoigne de la volonté de parler à tous – dimension rassembleuse et universaliste – précisément parce que personne ne peut comprendre tout à fait du point de vue d’un langage et d’une argumentation articulés. Plus globalement, tout le spectacle a pour ambition de faire comprendre au sens étymologique de « prendre avec », de faire éprouver au spectateur la situation des réfugiés, de lui faire partager leurs sentiments, voire leurs sensations. Il s’agit de lui permettre d’ « entrer de plain pied dans ce qu’ils vivent » , de « faire partie du voyage », ne serait-ce que « le temps du spectacle. » Et tant la dramaturgie du spectacle que son cadre de représentation sont au service de ce mode d’adresse fondé sur la communion et non sur la communication, sur le partage d’un moment de vie plus que sur une représentation stricto sensu, et sur la création d’une véritable communauté humaine, quoique éphémère. Les spectateurs déambulent au milieu du petit camp que les acteurs constituent, et errent avant de se trouver un point d’attache temporaire, auprès d’un des acteurs-réfugiés. L’écriture du spectacle programme la possibilité pour chaque spectateur de suivre un réfugié ou de se déplacer, cheminant d’acteur en acteur, de destin en destin. Disséminés par petits groupes de trois ou quatre, les spectateurs nouent une relation quasi individuelle avec chaque acteur, avec partagent un moment avec lui, tout en partageant à travers le récit fait par l’acteur la vie d’un personnage.

Le récit se fonde moins sur le texte que sur l’émotion, véhiculée par l’intonation de l’acteur, de même que par son costume et par le contenu de la boîte, qui transfigure des objets quotidiens, faisant de leur valeur clé non pas leur valeur marchande mais leur valeur sentimentale et poétique. Ainsi deux petites fleurs de feutrine, l’une verte et l’autre rouge, incarnent les enfants de l’un des acteurs-réfugiés, qui s’en empare, les pose sur ses yeux avant de les embrasser, illustrant par ce geste l’expression consacrée qui fait des enfants la prunelle des yeux de leurs parents. Puis l’acteur les anime avec ses mains telles des marionnettes qui lui servent à raconter le bonheur du père avec ses enfants Jalila et Mustapha. Soudain, interrompant cette histoire sans nuages, la catastrophe est figurée en un clin d’œil, quand l’acteur sort de la boîte un sac en plastique noir et le fait voler, tel un oiseau de mauvais augure, au-dessus des petits personnages posés sur la table-scène, avant d’en accrocher les anses à chacune de ses oreilles, son visage se couvrant de la sorte d’une barbe aussi incongrue que menaçante, qui évoque avec une puissance mystérieuse la venue au pouvoir d’intégristes musulmans. Et la poignée de sable ocre que l’acteur fait ensuite couler du sac pour la faire glisser entre ses doigts et la humer symbolise la terre et la vie d’où le réfugié a été arraché, mais devient également l’occasion d’un partage, quand il la confie au spectateur, l’adoubant ainsi gardien de sa mémoire et de son passé. Autour de ces boîtes à chaussures pleines des misérables trésors rescapés de la vie antérieure des réfugiés, le double espace-temps et le double niveau interpersonnel se construisent donc sur le mode de la communion à partir de la relation acteur/spectateur : passé/présent, ici/ailleurs, acteur/personnage, spectateur/réfugié, poésie et fiction/référence à un phénomène de société réel. Mais c’est surtout le cadre de la représentation qui rend le spectacle unique pour chaque spectateur, et fait passer de la représentation au moment de vie partagée. Le spectacle se joue en extérieur, et le fait de le voir un jour de pluie et de grand vent notamment 1773 , intensifie considérablement l’impression de partager un moment fort avec les acteurs, et d’approcher, quoique à une échelle très réduite, ce que peuvent éprouver des exilés ballottés par les vents comme ils le sont par la vie. Les quelques irréductibles qui n’avaient pas été chassés par la pluie – et qui forçaient, par leur présence, les comédiens à continuer à jouer sous des cieux peu cléments – ont pu partager un intense moment de théâtre, mais aussi de vie, à peine protégés par de pauvres parasols, assis sur des bidons en tête-à-tête le plus souvent avec l’un des acteurs, unis parce qu’accrochés à ce même récit d’une vie misérable et épique, l’un pour le dire, l’autre pour l’écouter. Le lien entre le spectateur et le réfugié, présence-absence fictive et concrète, est donc double : d’une part le spectateur écoute son histoire – c’est donc par la médiation du récit et de l’acteur que le spectateur est touché par un destin fictif mais qui évoque une condition bien réelle. Et d’autre part le spectateur éprouve, quoique de manière très atténuée, les conditions de vie du réfugié – et en ce sens il est littéralement mis à la place du réfugié.

Si l’itinérance programmée des spectateurs ainsi que la soumission aux aléas météorologiques contribuent à faire de chaque représentation d’Itinéraire sans fond(s) un événement unique 1774 , il n’en reste pas moins que le spectacle est en définitive relativement balisé, à la fois construit et circonscrit. Le spectacle s’ouvre et se clôt sur un chant collectif, et si chaque acteur est libre dans l’enchaînement de ses différents récits, leur nombre et leur contenu sont programmés 1775 de même qu’est programmée l’alternance de ces séquences individuelles avec des séquences collectives – les deux chants précédemment évoqués, ainsi que la séquence de rejet de « la roumaine » 1776 et « l’enterrement » d’un des réfugiés dans son frigo dans une sorte de solo du comédien, la routine individuelle des comédiens et des spectateurs se rompant le temps que les regards convergent, pour un moment de partage collectif d’une émotion très forte. De même, l’aire spatio-temporelle du spectacle est en définitive assez balisée et l’arène circonscrite, que les représentations se déroulent dans un espace public relativement confiné (une petite place) ou délimité (un parc), ou d’un espace semi-ouvert (les cours d’école ou d’usine notamment), le spectateur sait qu’il s’agit d’un spectacle, d’autant plus qu’il est parfois payant. 1777 A l’inverse, les Rencontres de Boîtes se situent davantage dans le registre du théâtre invisible, ce qui confère une toute autre portée au travail sur la proximité acteurs/spectateurs.

Notes
1771.

Source : Site de la compagnie.

1772.

En ce sens ce spectacle présente une similarité avec Le Dernier Caravansérail du Théâtre du Soleil, étudié dans la partie II, qui recourt également au gromelo. Mais la dimension politique du spectacle de Kumulus tient essentiellement à la proximité créée entre les acteurs et les spectateurs, ce qui n’est pas le cas dans le spectacle mis en scène par Ariane Mnouchkine.

1773.

Ce fut le cas lors de la représentation à laquelle nous avons assisté le 24 avril 2004, dans la cour extérieure de la Halle Pajol dans le XVIIIe arrondissement de Paris,.

1774.

Cette notion d’événement tient particulièrement à cœur à la compagnie, qui, outre ses spectacles, propose également des projets « sur mesure » pour les maires, ainsi présentés : « Et si on inventait un événement ensemble : Vous avez envie d’une aventure artistique et inédite dans votre ville. Nous pouvons étudier et inventer de nouveaux voyages avec vous et les habitants. » Source : Site de la compagnie.

1775.

Une marge d’improvisation est certes possible, mais à partir du canevas prédéterminé.

1776.

Cette formule et la suivante sont employées par Céline Damiron pour décrire le spectacle. Entretien personnel déjà cité.

1777.

La représentation à laquelle nous avons assisté était payante, tandis que celles qui se déroulent sur les places sont gratuites, ce qui s’explique tant par des raisons logistiques que politiques (mettre des barrières au sein d’un espace public et faire payer les gens pour y rentrer est problématique au regard de l’ambition affichée de la compagnie et du spectacle). La raison pour laquelle les comédiens font parfois payer le spectacle est que l’acheteur (service culture d’une municipalité, ) n’achète pas toujours le spectacle à son prix réel. La compagnie doit alors compléter par une billetterie, sous peine de connaître ce paradoxe de plus en plus fréquent y compris chez les professionnels : que jouer le spectacle coûte de l’argent au lieu d’en rapporter.