a. Le trajet d’A. Gatti des années 1960 aux années 1980. Du militantisme anarchiste à la création avec les « loulous » en passant par l’institution théâtrale.

Le statut d’auteur dramatique d’Armand Gatti est pleinement reconnu dans l’institution théâtrale 1784 , mais son existence de metteur en scène s’inscrit en revanche essentiellement hors du circuit de la culture subventionnée depuis les années 1970. Tel n’était pas le cas dans ses jeunes années, et A. Gatti aime à rappeler qu’ « à une certaine époque, au temps des Jeanne Laurent, Jean Vilar, des Dasté – du théâtre populaire, en quelque sorte – [il a ] beaucoup donné dans le système. On avait l’impression que le message était reçu, c’était un plaisir. » 1785 Chose étonnante, alors même qu’il affirme qu’« en général, [son] théâtre divise » 1786 , A. Gatti se dit l’héritier de Vilar – qui monta d’ailleurs Le Crapaud Buffle au TNP-Théâtre Récamier en 1959 – autant que de Piscator, avec lequel il fut ami – c’est d’ailleurs en raison de la rivalité de celui-ci avec Brecht que ce dernier ne figure pas dans la « constellation sectaire » 1787 que revendique A. Gatti. Dans les années 1960, A. Gatti entreprit un projet de création d’un Centre Dramatique Itinérant qui s’inscrivait pleinement dans la politique de décentralisation théâtrale de l’époque, tout autant qu’elle était annonciatrice de sa démarche toute personnelle d’implantation locale et de partage d’une expérience artistique et humaine avec un lieu donné, qu’illustre l’expérience de Montbéliard en 1967. La rupture avec le circuit théâtral subventionné s’est faite en 1968, à cause de Mai bien sûr, mais aussi et surtout après la censure de La Passion du Général Franco en violet, jaune et rouge. Ce spectacle, dont la première lecture publique a été faite en France en 1965 et la première mise en scène en Allemagne en 1967, fut produit en 1968 par le TNP de Vilar, mais fut retiré de l’affiche pendant les répétitions, sur ordre du gouvernement français, à la demande du gouvernement espagnol. La rupture avec l’institution semble s’expliquer également par le fait que Mai 68 a temporairement ouvert l’espoir d’une parole militante anarchiste, jusqu’au milieu des années 1970. L’œuvre de A. Gatti est alors explicitement militante, au service du combat révolutionnaire visant l’émancipation de l’homme, comme l’a analysé Olivier Neveux :

‘« Au centre du combat, loin de tout "procès sans sujet" : l’homme, à la fois "cible et archer " du projet émancipateur. Anonyme ou légendaire, "homme seul" ou collectif, guérillero ou militant, le combattant gattien, dans la pluralité de ses incarnations, trace la possibilité d’une geste révolutionnaire, rétive à l’humanisme traditionnel et ancrée dans la plus concrète des matérialités. Gatti ne fait pas mystère du destinataire de son théâtre : il ne s’adresse pas à ceux qui, heureux dans le système, ne poursuivent aucune volonté de le transformer radicalement. » 1788

C’est l’expérience de Saint-Nazaire en 1976 qui met fin à l’espoir d’un gauchisme comme acte et comme parole, et va donner un tour singulier au projet politique de A. Gatti :

‘« Subsistait l’idée que tout n’était pas mort dans le langage politique, qu’il y avait encore à défaut d’espérance, un peu d’oxygène du côté des gauchistes, pour le moins dans la variante anarchiste où nous sommes quelques uns à avoir navigué. Saint-Nazaire a marqué une sorte d’exil définitif de ce point de vue. » 1789 « Ce qui est mort, c’est la tentative de chercher une vérité dans le langage politique. […] Que l’on ait été attaqué par les communistes, la CGT, c’était normal. Que la droite nous ait complètement ignorés, c’était normal. Mais qui a-t-on trouvé en face de nous ? Des gens qui parlaient ce langage, mais ils en étaient la dérision, […] ça a été la fin d’une période commencée avec mai 68. » 1790

C’est donc du milieu des années 1970 que date, sinon la rupture, du moins la prise de distance avec le « langage politique », avec le militantisme et donc avec une certaine pratique du théâtre militant. S’il est contenu en germe dès l’origine dans le projet gattien, l’élargissement de l’image du militant pour excéder « les imageries consternantes de ce qu’est un militant » 1791 afin de centrer l’enjeu sur « ce vers quoi [la lutte] tend idéalement » 1792 se produit surtout à partir de cette période. Et ce changement d’échelle de la lutte est un changement de nature, le combat se comprenant alors moins dans le registre de la lutte des classes que dans celui du « principe espérance » – et le spécialiste d’Armand Gatti reprend d’ailleurs le propos de Ernst Bloch sur le « martyr rouge » :

‘« Le martyr rouge se sent impliqué, justement parce qu’il ne veut pas être un martyr mais un combattant inébranlable, pour lui-même aussi, pour son être qui se trouve ainsi confirmé, qui convainc et porte ses fruits ; un être qui cependant ne se conçoit ni comme individu ni comme collectivité générale, mais qui, ici aussi, porte en soi l’unité de l’individu et du collectif : la solidarité. Et cette solidarité n’est pas seulement celle du voisinage ou de la contemporanéité, c’est aussi une solidarité dans le temps : car elle s’étend aux victimes du passé et aux vainqueurs de l’avenir, dans un présent absolu. » 1793

La solidarité permet de transcender la tension entre l’individuel et le collectif, et d’inscrire l’ensemble de la collectivité humaine dans une communauté qui transcende les clivages sociaux, politiques, voire temporels – en témoigne la fascination de Armand Gatti, sur laquelle nous reviendrons, pour l’observation du ciel et pour Blanqui, le libertaire, mais aussi l’auteur de L’éternité par les astres. Cette réorientation de la lutte moins sur le combat que sur le « principe solidarité » pourrait-on dire, va se renforcer au cours des années 1980. De fait, A. Gatti réoriente son action théâtrale, en même temps qu’il se rapproche des financements au titre des politiques sociales. Il fonde en 1983 Archéoptérix, « Atelier de Création Populaire » à Toulouse, entouré de Jean-Jacques Hocquard, Stéphane A. Gatti et Hélène Chatelain. Le C.R.A.F.I (Collectif de Recherche sur l’Animation, la Formation et l’Insertion) s’est installé dans ses locaux et, de 1983 à 1985, se sont déroulés des stages de réinsertion pour des jeunes entre 18 et 25 ans. L’atelier ferme ses portes en 1985, mais l’entreprise se poursuit ensuite avec d’autres « loulous », immigrés, loubards, internés psychiatriques, détenus, analphabètes, exclus de la société parce qu’exclus de la parole. Le texte de A. Gatti « Nous, révolution aux bras nus », est ainsi réalisé dans le cadre du quatrième stage de réinsertion avec le C.R.A.F.I à Toulouse. La rupture avec le langage politique induit une focalisation désormais absolue sur l’appropriation individuelle de la parole, considérée comme ce qui permet à l’exclu la reconstruction de soi. A. Gatti aime à citer l’Evangile : « "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu. " Et A. Gatti d’ajouter : " pour moi, la Création est là. Etre Dieu, c’est créer. A partir du Verbe. "» 1794 C’est donc par l’élaboration commune d’une écriture qui soit élaboration d’une écriture commune, que se matérialisent pour A. Gatti les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité valable pour chaque individu quelles que soient ses déterminations biographiques :

‘« L’accord profond s’est alors fait à partir du Verbe, s’est fait à partir de la parole et c’est là que nous nous sommes sentis complices d’abord, puis frères maintenant. A ce niveau-là, ça ne veut rien dire pour moi le délinquant, le taulard… Je me suis fait un devoir en arrivant de déchirer les feuilles de renseignement les concernant. Ce que je sais, c’est qu’ils m’ont donné une stature, une présence d’hommes conscients… » 1795

L’idée que la fonction essentielle du théâtre tient à permettre la définition de soi prend sa source chez A. Gatti non seulement dans la prise de distance d’avec la parole militante, mais dans une expérience personnelle antérieure et bien plus profonde. C’est sa découverte du théâtre dans les camps de concentration qui a induit une conception-limite, « marginale » 1796 , du théâtre, chez A. Gatti :

‘« Le théâtre était impensable dans mon milieu d’origine, je vivais dans le bidonville, j’étais un enfant de la rue. C’est en camp de concentration, paradoxalement, que j’ai vu ma première pièce, qui a été décisive. C’était évidemment chose interdite ; trois personnes un jour pourtant sont venues, des Juifs orientaux, deux Baltes et un Polonais – ils voulaient " remonter le moral ", c’est ce qu’ils disaient. Ils se sont mis là, alors, devant nous, et ils ont joué leur pièce à trois temps : " Ich bin, ich war, ich werde sein " – " Je suis, j’étais, je serai. " C’étaient les seules paroles du texte accompagnées de murmures et de chants. Le passé était évoqué par des cris presque […]. Quelque chose de très sautillant émergeait, c’était une espèce de futur. Et puis le présent, fait d’allusions à des attitudes, à des cris – et pas de parole, pas une seule parole. Cet événement m’a ébloui. » 1797

Le primat du cadre de représentation, la focalisation sur le présent disséminé jusqu’à occuper tout l’espace temporel, l’absence de parole, au sens d’énoncé clair, qui s’inscrive dans l’histoire, autrement dit la parole comme chant et comme affirmation de l’identité et de l’être même du sujet, toute l’œuvre à venir de A. Gatti est là. La parole théâtrale est poétique, elle n’est pas l’énoncé d’un combat, le théâtre est un moment de partage, et c’est en cela et en cela uniquement que le théâtre peut et doit être combat, et que « l’écriture est la seule chose qui puisse donner de la dignité à ceux que la société exclut. » 1798 Cette référence induit donc déjà le rejet d’une parole politique, qui est forcément une parole de division, d’une part parce qu’elle est une parole critique, qui distingue et oppose des concepts, des réalités, des pays, des classes d’individus, des personnes. D’autre part parce que, ce faisant, elle prend le risque de se tromper de combat, et de créer une division entre différentes époques d’une même personne :

‘« Il y a une mort du langage politique, comme si cette parole-là ternissait tout. » Beaucoup se repentissent aussi en niant, en reniant ce qu’ils ont pu écrire autrefois. Je n’ai jamais eu de problèmes de repentir ; je suis cohérent. Je connais aujourd’hui des difficultés dans le travail que je mène. Je parle de mes "loulous" [….]» 1799

Les problèmes que rencontre A. Gatti ne sont donc pas ceux d’une parole militante, ce sont directement ceux des gens avec lesquels il travaille, puisque son but est de refonder par la parole une communauté sociale. Plus encore qu’un simple « moyen, parmi d’autres, de réinsertion » parmi d’autres, le langage est la condition de l’insertion, car la communauté sociale est une communauté de langage. Aussi A. Gatti veut-il, par le travail d’écriture, combattre l’exclusion langagière et sociale, et fonder cette communauté :

‘« Ces jeunes sont exclus par la force des choses. Cette année, mon groupe était composé pour plus de la moitié de psychiatrisés. D’ailleurs, quatre d’entre eux ont dû retourner à l’asile. Il y a ceux qui couchent en prison, et viennent accomplir une partie de leur peine en travaillant. Enfin, sont là également les analphabètes. J’essaie de faire prendre conscience d’un langage à tous. Les analphabètes posent problème, ils se perdent en route. Il est difficile de passer, pour eux, d’une langue qu’ils ne connaissent pas à l’écriture aussi rapidement. » 1800

La très forte tension qui existe dans le projet de A. Gatti comme dans ses créations, entre la volonté de faire un « théâtre qui divise » et celle d’aider les « loulous » à s’approprier le langage, qui constitue une arme certes, mais aussi l’indispensable condition d’une véritable insertion sociale, se joue essentiellement sous la forme d’une évolution chronologique, dont l’année 1989 nous paraît marquer un tournant.

Notes
1784.

Armand Gatti a reçu la consécration ultime, puisque sa pièce Le Passage des oiseaux dans le ciel a fait l’objet d’une lecture intégrale à La Comédie Française le 10 juin 2007.

1785.

Armand Gatti, « Un théâtre qui divise », entretien avec Véronique Hotte, Théâtre / Public, n° 75, Gennevilliers, mai-juin 1987, p. 44.

1786.

Idem.

1787.

Ibid., p. 43.

1788.

Olivier Neveux, « Il y a toujours chez l’homme quelque chose qui s’insurge », in Lucile Garbagnati et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Armand Gatti. L’Arche des langages, Dijon, EUD, Ecritures, 2004, p. 26.

1789.

Marc Kravetz, L’Aventure de la parole errante. Multilogue avec Armand Gatti, Toulouse, L’Ether Vague, 1987, p. 110.

1790.

Armand Gatti, in Michel Séonnet, « Armand Gatti. Le théâtre des exclus », Le Magazine Littéraire, juillet-août 1991.

1791.

Olivier Neveux, « Il y a toujours chez l’homme quelque chose qui s’insurge », op. cit., p. 27.

1792.

Idem.

1793.

Ernst Bloch, Le Principe Espérance, tome III (1959), traduction de F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991, p. 314. Cité par O. Neveux, op. cit., p. 28.

1794.

Jean-Pierre Han, « Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis : Combats du jour et de la nuit », in Acteurs, n° 71, juillet 1989, p. 58.

1795.

A. Gatti, ibid., pp. 58-59.

1796.

A. Gatti, « Un théâtre qui divise », entretien avec Véronique Hotte, Théâtre / Public, n° 75, Gennevilliers, mai-juin 1987, p. 43.

1797.

Idem.

1798.

Armand Gatti, entretien avec Pierre Joffroy, Le Monde, 06 juin 1986.

1799.

Armand Gatti, « Un théâtre qui divise », op. cit., p. 43.

1800.

Idem.