b. Les Combats du jour et de la Nuit à la Maison d’Arrêt de Fleury-Mérogis, un projet du Bicentenaire de la Révolution Française.

i. Révolution et insertion : Armand Gatti à la croisée des chemins.

En 1989, Armand Gatti est pleinement reconnu et admiré en tant que poète dramatique – un colloque international vient de lui être consacré 1801 et il a reçu des mains du Ministre de la Culture Jack Lang le Grand Prix National du Théâtre – tout en conservant un statut de metteur en scène en marge de l’institution théâtrale. A l’occasion du Bicentenaire, il livre trois  projets sur la Révolution : Nous, Révolution aux bras nus constitue le quatrième stage de réinsertion du C.R.A.F.I à Toulouse, et se déroule en juillet 1988. Rappelons que le Bicentenaire de la Révolution Française en 1989 a pu apparaître comme une occasion non seulement de réaffirmer les valeurs républicaines et l’idéal des droits de l’homme dans un discours œcuménique, mais aussi comme une occasion de refonder en actes la communauté politique en intégrant les exclus de la société. 1802 Le projet de A. Gatti se rattache donc au Bicentenaire par son thème, mais ne s’inscrit pas directement dans le cadre officiel des projets créés à l’occasion du Bicentenaire, à l’inverse des deux autres projets menés par A. Gatti en 1989. Le Métro Robespierre répète la Révolution, réalisé en octobre 1989 à la station Robespierre à Montreuil, a été imaginé par A. Gatti dans le cadre de sa participation au concours « Inventer 89 », organisé à l’initiative de Jean-Paul Jungmann et Hubert Tonka. 1803 Ce concours très officiel puisque placé, rappelons-le, sous le haut patronage de F. Mitterrand, reçoit également le soutien de l’Association des maires « Ville et banlieue de France », et témoigne donc d’une volonté de conférer une dimension moins nationale et plus sociale à la commémoration du Bicentenaire. Tel était le libellé du règlement du concours qui recueille en 1987 près de huit cents projets provenant de trente-trois pays : « Une seul contrainte : se situer dans un cadre urbain, un espace public non limité au territoire français de par l’universalité des principes de la révolution Française et de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen. […] » 1804 Enfin, Les Combats du Jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, désigne un texte écrit et joué dans le cadre d’un stage organisé par le Ministère de la Justice à la Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis à l’occasion du Bicentenaire. Certes ces trois projets contiennent une dimension militante et contestataire vis-à-vis des pouvoirs publics. Loin de chercher à apaiser les tensions sociales, Armand Gatti vise encore explicitement en 1989 à aider ceux qui participent aux ateliers à se forger une arme de lutte, permettant à ces « déshérités de la parole » 1805 de dénoncer la société qui les exclut :

‘« Depuis 1973, avec les Ateliers de création populaire puis avec la Parole errante, drogués, délinquants en pré-insertion, psychiatrisés, prisonniers, participent à notre théâtre. Je cherche, parmi les exclus de la parole, des gens qui veulent courir avec moi l'expérience du verbe pour s'assumer, inventer une arme, un espace pour se dire. Par la parole, le verbe, se dessine une prise de conscience, les possibilités personnelles sont envisageables. » 1806

Mais, si ces projets s’inscrivent sans difficulté dans le cadre du Bicentenaire, c’est qu’ils participent à leur façon du projet de célébration des valeurs humanistes portées par la Révolution Française, et que leur auteur, témoin du siècle, ancien résistant, est par sa biographie même porteur pour partie de ces valeurs, ainsi que de celles de solidarité et de compassion :

‘« Grand témoin d’une humanité rendue folle, [A. Gatti] tente par la parole de lui ouvrir les voies de la compassion. L’écouter, c’est croire, comme lui, en la dignité humaine. Le lire, c’est entrer, à ses côtés, dans l’univers des persécutés où un geste, un mot, un regard peuvent transformer l’agonie des affamés en espérance pour leurs enfants. Le célébrer c’est célébrer tout ce qui est noble dans notre mémoire commune. » 1807

La collaboration entre Armand Gatti et les détenus était pourtant loin de constituer une évidence a priori de part et d’autre. Certes, pour Armand Gatti, « à partir de l’expérience de la prison » 1808 et surtout à partir de celle du camp, « il y a toute une sensibilité qui se forme » 1809 , le « besoin d’être à l’écoute de tous les endroits du monde où il y a quelqu’un qui est enfermé et qui crie. Il faut toujours faire comme si on pouvait le libérer. » 1810 Certes, les « besoins de croire en l’homme sont [pour Armand Gatti] toujours du côté des vaincus […] en révolte jusqu’à la fin des temps » 1811 , et « la prison est le lieu par excellence où se retrouvent les vaincus. » 1812 Mais, malgré son affection pour les « loulous », Armand Gatti n’a aucun respect pour les prisonniers de droit commun, et loin de leur accorder le statut de révolté, il oppose en des termes très durs leur « langage de mépris de l’homme », véritable « défaite de la pensée », à celui des seuls véritables combattants de la liberté  que sont les prisonniers politiques :

‘« Il ne s’agit plus de changer le monde, de vision prométhéenne de la prison. Il s’agit de droits communs. Je n’ai aucune sympathie pour les droits communs. Ils ont un langage de mépris de l’homme. On a essayé de dire que le mépris de l’homme c’est le mépris de la société, et que donc c’est un esprit de révolte. Ca peut être un des cheminements mais non, fondamentalement. Le pire, en prison, ce n’est pas la prison, c’est le détenu. Il faut voir quelle défaite de l’homme, un détenu, quelques fois, peut représenter. C’est un langage de démission du soi et du moi collectif. » 1813

Loin d’être animé d’une bonté de principe à l’égard de ses futurs stagiaires, A. Gatti affirme un pré-jugé, mais semble attendre du stage qu’il le démente. Et de fait, « brusquement, il y a parfois quelque chose qui émerge pour [Gatti]. Et à Fleury, il se trouve qu’ils étaient tous extraordinaires. » 1814 Le jugement – moral – de A. Gatti sur ces hommes sera d’ailleurs si révolutionné par ce stage, qu’il ira jusqu’à écrire au président du tribunal afin d’influer sur le jugement – judiciaire cette fois – de l’un des détenus, Georges, qu’il n’hésite pas à qualifier de « gentilhomme. » 1815 Ce type d’intervention, qui excède de très loin les enjeux propres à un atelier de théâtre, renvoie d’ailleurs au type d’attente que peuvent avoir des détenus à l’égard de ce genre de stage. En effet, leur intérêt pour le projet est a priori motivé par des facteurs qui n’ont souvent que peu à voir avec l’envie de répondre à l’annonce pour le recrutement des stagiaires – qui débutait par les mots : « l’écriture, c’est votre dignité » – et de s’approprier la parole par le théâtre : « Peines raccourcies, stages de réinsertion prévus à la sortie du Centre de formation professionnelle de techniciens du spectacle de Bagnolet, et tout simplement rupture avec la monotonie – le temps – d’une journée de détention. » 1816 Il en va de même pour tous les ateliers que fait Armand Gatti avec les « loulous » puisqu’ils fonctionnent comme stages de réinsertion professionnelle et sont validés à ce titre. Mais précisément, cette reconnaissance témoigne d’une conception du théâtre qui le constitue comme un outil pleinement social, et non pas indirectement. Le fait que les stages de théâtre soient validés comme stages d’insertion témoigne que l’appropriation du langage comme outil d’intégration constitue non seulement pour Armand Gatti, mais également aux yeux des pouvoirs publics, le vecteur de la fonction sociale du théâtre.

Notes
1801.

Philippe Tancelin (sous la direction de), Théâtre sur paroles, Actes du Colloque International Armand Gatti Salut Armand Gatti, 22-23 avril 1988 à l’Université Paris VIII, Toulouse, L’Ether Vague, 1989.

1802.

Voir supra, partie II, chapitre 2, 1, b. et c.

1803.

Jean-Paul Jungmann et Hubert Tonka, Inventer 89, coll. Vaisseau de Pierre 3, Champ Vallon / Association de la Grande Halle de la Villette, 1988.

1804.

Ibid, p. 5.

1805.

Jean-Pierre Han, « Maison d'arrêt de Fleury Mérogis. Combats du jour et de la nuit », Acteurs, n°71, Paris, Juillet 1989, p. 58.

1806.

Armand Gatti, cité dans Itinérance, publication du ministère de la Culture et du ministère du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle, juillet 1990.

1807.

Elie Wiesel, 14 avril 1988, in Philippe Tancelin (sous la direction de), Théâtre sur paroles, op. cit., p. 200.

1808.

Armand Gatti, entretien filmé par Stéphane Gatti dans le film documentaire Les Combats du jour et de la nuit à la prison de Fleury-Mérogis, La Parole Errante, 1989.

1809.

Idem.

1810.

Idem.

1811.

Idem.

1812.

Idem.

1813.

Idem.

1814.

Idem.

1815.

Idem.

1816.

Jean-Pierre Han, « Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis : Combats du jour et de la nuit », op. cit., p. 59.