ii. De la prise de la Bastille à la prise de la parole.

Dans les stages comme celui donnant lieu aux Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, l’enjeu est moins de raconter une histoire – en l’occurrence de raconter « l’événement-Révolution » – que de permettre aux « loulous » de se dire. Ils prennent la parole comme les Sans-culotte ont pris la Bastille, et c’est en ce sens que la démarche de Armand Gatti « est révolutionnaire », comme le dit l’un des douze détenus participant au projet, parce qu’elle « donne la parole à des gens qui ont des choses à dire et qui ne savaient pas comment les dire, des gens à qui ont avait ôté la parole. Et avec tout ça, il fait des spectacles. » 1817 Un autre estime quant à lui que le stage lui a permis d’entrer « dans l’histoire des autres, et dans mon histoire. » 1818 C’est précisément là que réside le combat pour lequel doivent être prêts les détenus quand ils arrivent au stage selon Gatti, un « combat contre une société mais aussi contre [eux] mêmes » 1819 . Et c’est cet objectif consistant à « se réapproprier la révolution et de parler [des détenus] à travers des personnages révolutionnaires » 1820 qui conditionne les choix dramaturgiques de A. Gatti :

‘« Il fallait d’abord une pièce qui les dise eux, en train de présenter quelque chose. Et pour présenter quelque chose il fallait une personne qui soit en état de recevoir ; la dramatisation devait donc reposer sur celui qui vient, qui va présenter quelque chose, et sur celui qui reçoit. Nous avons donc fait une pièce non pas sur la Révolution, mais sur la commémoration de la Révolution. »» 1821

Le tissage des époques est destiné à déplacer le centre d’attention de l’événement historique (la Révolution) à l’événement contemporain (la commémoration), afin de mettre ce dernier à distance, notamment par le biais du personnage de « Monsieur Bicentenaire, susceptible de financer le spectacle » et à qui est adressé le texte, en un écho ironique à la situation réelle et à la personne véritable qui assistera de fait à l’une des deux représentations qui clôturent l’atelier, aux côtés du Ministre de la Culture Jack Lang. De même, A. Gatti porte un coup de griffe aussi discret qu’efficace aux « historiens de droite » 1822 qui altèrent par leur commémoration le sens de la Révolution. De la sorte, A. Gatti instaure du jeu avec les missions de célébration et d’insertion sociale que souhaitent les tutelles, et que contient intrinsèquement son projet. Mais surtout, l’entremêlement des trames narratives permet aux stagiaires de devenir non seulement les acteurs de la pièce, mais d’en être en quelque sorte les auteurs – puisque Gatti écrit pour eux « à partir du matériau que lui ont donné les détenus » 1823 en parallèle des séances – ainsi que les personnages, par le biais de doubles fictionnels, dotés de leurs véritables prénoms, qui assurent le relais entre la fiction et le réel comme ils font le lien entre les strates temporelles. Les stagiaires-comédiens disent leur histoire personnelle en début de spectacle, par écran interposé, avant d’interpréter plusieurs personnages, le leur donc, mais aussi, bien sûr, un ou plusieurs personnages révolutionnaires (Saint-Just, Danton, Marat, Robespierre, et par extension Sade) et d’autres révolutionnaires… de l’art (Mozart, Goya, Goethe), qui tous illustrent les combats, aussi métaphysiques et esthétiques que politiques, du jour et de la nuit, de l’ombre et de la lumière. Ces combats, qui se livrent au sein de chaque personnage comme entre les différents personnages, témoignent d’une forte identification des détenus aux personnages révolutionnaires :

‘« Moi quand j’arrive dans un tribunal, on me juge, le président, le psychiatre, l’avocat me jugent, je me retrouve jugé mais moi je me retrouve pas dans ce jugement. Et c’est la même chose pour Robespierre et Saint Just. Dans mon scénario ils vont essayer de se faire entendre dans le monde des vivants. » 1824

Il s’agit non d’« endosser le personnage mais [de] discuter de l’impossibilité de devenir le personnage ». 1825 L’appropriation du destin des personnages est aussi réécriture de leur propre biographie, et donc reprise en main de leur histoire, par les détenus. C’est en ce sens que le texte, comme le projet d’ensemble, non seulement évoquent des révolutions passées - Gatti distingue quatre révolutions dans la Révolution Française – mais sont aussi porteurs d’une cinquième révolution, « le passage de l’enfer. Elle se fait en nous et à travers nous, c’est à chacun de prendre possession de soi-même, et ça peut déboucher sur quelque chose, du point de vue individuel ou général. » 1826 Ce tissage des voix narratives et des strates temporelles confère au texte une forte portée métadiscursive. Et ce procédé, qui dans la cité du théâtre postpolitique sert à dire l’impossibilité du combat politique, devient ici à la fois ce qui permet de changer le cours de la vie réelle du stagiaire, et ce qui permet de transcender cette impossibilité en transcendant l’histoire et le temps, dans cette pièce que domine un sablier, dans ce spectacle dont la scénographie est faite de toiles peintes représentant les cadrans d’immenses horloges, et qui s’achève par le don d’un filet de sable aux « spectateurs », avant que ne se referme la parenthèse temporelle ouverte par ce stage dans le temps in(dé)fini de la prison :

‘« [Le temps du sablier, ] ce sont eux qui l’ont tout de suite mis en avant, en disant qu’il y avait une fraternité entre la Révolution et eux : le même ennemi, le temps. Ce qui tue, c’est le temps. Les morts ne se font pas ici avec le couperet de la guillotine qui tombe, ils se font avec les sabliers qu’on inverse. » 1827

L’on assiste à un déplacement du combat, désormais révolutionnaire au sens (méta-)physique et non plus essentiellement politique. Ce processus se poursuivra chez Armand Gatti, et une parenthèse nous paraît s’imposer ici sur l’évolution de sa conception de la révolution de 1989 à 2007. Nous avions évoqué la fascination de Gatti pour l’observation du ciel et pour le libertaire Blanqui. Pour Jean-Jacques Hocquart, le texte de Blanqui imagine un monde parallèle, dans une autre planète, où l’on atteindrait « La Sociale », « cette révolution pour laquelle nous nous sommes tant battus. » 1828 Et pour Stéphane Gatti, « Blanqui ne pense pas que les luttes ouvrières vont changer le monde, il diffère en cela de Marx, mais l’optimisme demeure, parce qu’il dit qu’il y a forcément une scène, un monde, où tout ce pourquoi on s’est battu est possible. » 1829 Autrement dit, Blanqui prône « contre la poétique du désastre, la poétique des astres. » Et Gatti, qui n’a ni Dieu ni maître mais un frère, Blanqui, estime avec lui qu’un autre monde est possible, mais précisément, comme un ailleurs. C’est ce qui fonde le tournant récent dans l’œuvre de Gatti, qui se porte vers la science. A la fin des années 1990, la Parole Errante 1830 se verra confier par le Ministère de la Culture la mission de créer un lieu « où serait confrontée l’écriture d’auteurs de langue française avec des groupes diversifiés, allant de jeunes éloignés de toute culture classique à certains professionnels du théâtre intéressés » 1831 La Maison de l’Arbre  ouvrira en 1998, grâce à l’apport, par le Conseil général du département de Seine-Saint-Denis, des anciens entrepôts de Georges Méliès. Les travaux dureront de 2005 à 2007, et A. Gatti décidera de faire construire dans ce lieu une tour d’observation, qu’il nommera la Tour Blanqui, et qui matérialise en quelque sorte la devise française. 1832 La tour représente en effet l’espoir d’un ailleurs où tout est possible, et incarne donc la liberté humaine, tout en renvoyant les hommes à leur égalité devant l’infini. C’est ainsi que la tour, parce qu’elle permet d’observer le ciel étoilé, peut créer un sentiment de fraternité, parce qu’« on s’engueulerait un peu moins si on savait qu’on n’est que ça. » 1833

Et cette articulation entre la révolution méta-physique et la référence à la devise républicaine et aux idéaux de liberté, égalité, fraternité, est déjà présente au moment des Combats du Jour et de la Nuit. Georges estime que A. Gatti « a redonné une spiritualité » 1834 aux détenus, et pour Momo, « il y a deux vies à la prison, et quand je viens dans ce stage je me sens libre, il n’y a pas d’hypocrisie, tout le monde dit ce qu’il pense. » 1835 Interrogé dans le cadre d’un reportage pour la télévision, A. Gatti se flatte à l’époque du fait que « la prison est devenue un lieu de liberté. Les détenus lisent, Saint-Just, Goethe. Il y a une grande ferveur. Pas de comptes à rendre à un public, donc une liberté totale. » 1836 La diffusion de ce reportage déclenche une polémique avec les prisonniers membres d’Action Directe, qui reprochent à Armand Gatti de ne pas parler des luttes, ni des conditions d’enfermement. A. Gatti refuse d’entrer en discussion avec ce « discours petit militant » 1837 qui lui « paraît non recevable à l’avance. » 1838 Il oppose cette conception réductrice de la lutte à la définition de l’expérience que finissent par faire ses stagiaires :  « Pierre, qui tient le rôle du metteur en scène et de Goethe, a défini ainsi l’aventure de Fleury : nous lui avons apporté la liberté, il nous a apporté l’égalité, et ensemble nous en avons fait de la fraternité. » 1839 La devise de la France, à la fois référence à la Révolution Française et référence aux principes de la République, dit combien la conception du militantisme d’Armand Gatti a profondément évolué, du fait du déplacement du champ d’application et donc de la nature du concept de révolution qui, de politique, est devenu (méta-)physique. Le projet de Gatti d’appropriation du langage par les exclus de la société – les « loulous » – demeure ambivalent, car si le langage est une arme, il est aussi la plus indispensable condition de l’insertion sociale. L’on retrouve là une dialectique propre à la plupart des expériences de théâtre en milieu carcéral, et plus largement au théâtre d’intervention, dont l’oscillation entre « prise de parti » et « prise de parole » prend elle aussi la forme d’une évolution chronologique, de 1968 à aujourd’hui.

Notes
1817.

Un détenu, cité in Jean-Pierre Han, op. cit., p. 58.

1818.

Un détenu, interrogé par Stéphane Gatti, dans le film documentaire Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

1819.

Idem.

1820.

Un détenu, interrogé par Stéphane Gatti, dans le film documentaire Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

1821.

Armand Gatti, cité in Jean-Pierre Han, op. cit., p. 59.

1822.

Armand Gatti, interrogé par Stéphane Gatti dans le cadre du film Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

1823.

Jean-Pierre Han, idem.

1824.

L’un des détenus, interrogé par Stéphane Gatti dans le cadre du film Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

1825.

Armand Gatti, idem.

1826.

Idem.

1827.

Idem.

1828.

Jean-Jacques Hocquart, directeur administratif de La Parole Errante, cité dans le film de Simon Le Peutrec et Didier Zyserman, À chaque loulou sa part de ciel, La Parole Errante, 2006.

1829.

Stéphane Gatti, idem.

1830.

Le nom désigne plusieurs choses : en premier lieu, il s’agit du nom qu’a pris sa compagnie depuis 1986, installée à Montreuil-sous-Bois, et établie en Centre International de Création par une convention avec le Ministère de la Culture et de la Francophonie. C’est également le titre d’un texte précis de Gatti, qui tient à la fois de la fresque narrative et du poème. C’est aussi le nom parfois donné à l’ensemble du projet d’écriture de Gatti – ses textes, ses spectacles, ses films.

1831.

Source : Le site officiel d’Armand Gatti : http://www.armand-gatti.org/index.php?cat=LPE

1832.

Explication donnée par un professeur de lycée technique à ses élèves venus participer en tant que stagiaires à la construction de la Tour. Propos cité dans le film de Simon Le Peutrec et Didier Zyserman, À chaque loulou sa part de ciel.

1833.

Idem.

1834.

Georges, interrogé par Stéphane Gatti dans le cadre du film Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

1835.

Momo, interrogé par Stéphane Gatti. Même source.

1836.

Armand Gatti, interrogé par Stéphane Gatti. Même source.

1837.

Idem.

1838.

Idem.

1839.

Idem.