c. Les enjeux spécifiques du théâtre en milieu carcéral. 1840

Comme nous l’avons vu avec l’exemple du projet d’Armand Gatti, commandité par le Ministère de la Justice à l’occasion du Bicentenaire, la plupart des projets d’atelier en prison réunissent plusieurs types d’acteurs. L’initiative peut venir d’une structure culturelle, d’artistes, voire de l’organisme pénitentiaire chargé des projets culturels de la prison – le SPIP. Quel que soit l’initiateur premier, tous doivent collaborer, et les artistes jouent le rôle d’interface puisque, outre leur éventuel statut d’initiateur, et leur statut d’organisateur, ils sont également unis aux destinataires du projet – les prisonniers – par le fait qu’ils vont animer les ateliers. Ce projet pose la question des motivations de ces différents partenaires. Sans revenir sur celles précédemment évoquées des prisonniers, des artistes et des structures culturelles, pointons ici celles de l’organisme pénitentiaire, qui sont relatives aux missions de la prison, chargée de la sanction, mais également de préparer la réinsertion du prisonnier après son séjour en milieu carcéral. Cette mission se double en filigrane, dans une certaine mesure, d’une mission civique destinée à éviter la récidive. Enfin, particulièrement pour les mineurs, cette mission peut être qualifiée de mission pédagogique. Par ailleurs, de manière plus concrète, ces ateliers vont permettre de compenser dans une certaine mesure certains effets de la vie carcérale qui sont au cœur non pas de sa raison d’être mais de ses conséquences de fait : la perte d’initiative et l’infantilisation, la détérioration de l’image de soi, un dégoût pour la vie collective du fait d’une surpopulation et d’une violence des rapports interpersonnels. Les ateliers de théâtre répondent à plusieurs titres à ces problèmes. D’une part, il s’agit d’un projet avec une personne du dehors qui en ce sens revêt une dimension de réinsertion, modeste certes, mais néanmoins importante sur le plan symbolique. Le va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur confère également à ces ateliers une fonction toute différente, de « relais » 1841 , de « veille » 1842 , les artistes ayant fait partie des rares personnes ayant droit de pénétrer dans la prison pouvant témoigner de conditions de détention qui leur paraîtraient indignes – ce qui incite à inscrire également ces projets dans la cité du théâtre de lutte politique :

‘« La distinction, qui tant nous préoccupe, entre des manières de faire théâtre – ou, pour le dire sommairement, entre un usage « subversif » et un usage « normatif » de la proposition théâtrale – cette distinction n’a aucune pertinence en contexte pénitentiaire : il suffit bien ici, pour déclencher le réflexe, qu’il s’agisse de théâtre et que cela vienne du dehors. Autant dire : il suffit de la force d’un signifiant.
Curieux paradoxe : voici que par son rejet même, ce que l’on pourrait nommer l’inconscient pénitentiaire reconnaît à l’intervention théâtrale un potentiel de nuisance dont il nous arrive, à nous, de sérieusement douter. » 1843

Sur le plan individuel cette fois, les ateliers ont pour fonction de permettre au détenu de se fixer un objectif et de l’atteindre, de mener à terme et à bien un projet, et donc de retrouver une vision positive de la contrainte. 1844 Ce projet commun l’intègre de fait dans une collectivité, et modifie ainsi les relations de groupe au sein de la prison, en faisant advenir cette communauté là où le plus souvent il n’y avait que des individus désunis, entretenant des rapports marqués par la violence. Chaque individu apprend à faire de nouveau confiance à ses co-détenus, et ce qui n’était qu’une co-présence subie peut parfois se transformer en véritable rencontre. Cette transfiguration des relations quotidiennes est rendue possible notamment par le fait que le projet se construise le plus souvent sur un temps court et donc de manière intensive. Certes, ce facteur tient bien sûr à des contraintes extérieures – la disponibilité des artistes – mais cette courte durée permet de susciter un fonctionnement et un comportement alternatifs à ceux par lesquels le détenu peut parfois redoubler son enfermement. De plus, cette relation nouvelle de confiance est rendue possible par le fait que l’artiste jouit d’une image particulière, globalement positive, auprès des détenus, puisqu’il est perçu à la fois comme un représentant de la société et comme un individu à part, cultivant la marginalité – voire la marge. Les ateliers artistiques sont par ailleurs importants en ce qu’ils rappellent au détenu qu’il a droit à la culture, alors même qu’il est – temporairement – privé de ses droits civiques. Et au sein des différents arts auxquels il est fait recours pour les ateliers artistiques en prison, le théâtre occupe lui aussi une place à part, comme étant par excellence l’art de la parole, l’art de la citoyenneté, l’art de l’être ensemble. Nous l’avons vu, les ateliers de théâtre permettent que chaque prisonnier retrouve une valeur car chaque individu est indispensable pour que le groupe existe. En outre le théâtre exige de faire confiance à son partenaire de jeu. Un détenu a ainsi fait partager sa découverte émerveillée au metteur en scène animateur de l’atelier : « je peux compter sur les autres et les autres peuvent compter sur moi ». 1845 Le théâtre permet de passer d’une relation verticale (hiérarchique) à une relation horizontale. Ensuite, le théâtre est un art de la parole, et il est important que les détenus aient en prison l’occasion de s’exprimer, car si ce n’est pas le cas, il leur est très difficile de le faire à nouveau à la sortie – et c’est souvent faute de mots que la violence physique arrive. Le théâtre permet également de s’exprimer avec son corps, à la différence de la musculation – activité physique très pratiquée en prison – qui façonne un corps-carapace. Le théâtre permet que le corps redevienne un espace de plaisir et de jeu. Enfin, le théâtre, art du récit, permet d’ouvrir l’imaginaire. D’une part, cela aide à desserrer l’étau de la vie quotidienne, mais surtout le détenu découvre ou se souvient qu’il est capable de créer et donc de ne pas se laisser enfermer dans un déterminisme. Le fait de jouer un personnage permet également au détenu de prendre une liberté par rapport à ce qu’il a fait, de lui faire expérimenter qu’il ne se résume pas à son acte. Le théâtre lui rappelle donc aussi qu’il peut choisir, et porte la responsabilité de ses choix.

C’est dans cette mesure que le temps de présentation de l’atelier au « public » 1846 constitue un moment capital, alors même qu’il ne s’agit souvent pas d’une représentation analysable avec des critères esthétiques – de ce point de vue, la représentation serait souvent jugée décevante. 1847 Plus qu’une représentation, il s’agit d’un véritable « événement théâtral », qui vient révéler le sens profond de l’atelier, et peut de fait renverser la perception qu’en ont eue les animateurs comme les participants. Marion Blangenois insiste sur le fait que le but premier de l’atelier est et doit être de créer un spectacle ou du moins d’aboutir à une représentation, pour plusieurs raisons. Il est capital que le projet soit mené dans une logique d’intérêt mutuel pour l’artiste et pour les détenus et que « l’objectif [ne soit] pas d’arrondir les angles ni d’amuser des assistés. » 1848 Plus qu’elle signifie l’enjeu esthétique, la présentation signe l’aboutissement de la réalisation du projet collectif. Et surtout, elle constitue un moment symboliquement capital, puisqu’elle fait écho au moment du procès. Le détenu est ici encore acteur. Mais alors qu’au cours du procès il avait été mis au centre de façon négative, ici il est mis en avant de façon positive. C’est pourquoi la famille et les amis peuvent être présents. 1849 Il est également capital que des inconnus soient là, les spectateurs fonctionnant comme représentants de la société. Cela permet au détenu de renverser son image de soi et de la renverser aux yeux des autres, de prouver que, malgré ce qu’il a fait, il peut apporter quelque chose au reste de la société. En ce sens, le moment clé, sur le plan symbolique est évidemment celui du salut et des applaudissements, puisque le public salue un acte commis par le détenu et marque donc une approbation de la collectivité.

Plusieurs points doivent être soulignés si l’on veut cerner au mieux les enjeux des ateliers théâtraux en milieu carcéral. Tout d’abord, les projets sont pensés sans concertation avec les détenus, qui sont donc initialement posés en situation de passivité. Ils ne peuvent qu’accepter ou refuser la proposition, l’initiative n’est jamais de leur fait. Or il y a parfois un décalage important entre les ambitions posées et ce que les détenus peuvent en percevoir. En outre, les artistes ne sont pas toujours bien préparés. Certes, ils se proposent, ou sont sollicités sur la base d’une intuition de la structure porteuse, mais leur enthousiasme ne vaut pas compétence, et il n’y a pas de formation spécifique en France. Leurs attentes peuvent donc être trop grandes, de même qu’ils peuvent ne pas savoir les infléchir en cours d’atelier. 1850 Par ailleurs, en ce qui concerne les détenus cette fois, nous avons déjà pu constater au cours de l’analyse du projet de A. Gatti que leurs motivations sont fort diverses : obtenir une réduction de peine, ou à tout le moins ne pas rester enfermés. Si elle se base sur le volontariat, leur participation peut de plus être entravée par différents obstacles : certains détenus sont exclus d’office, pour des raisons de transfert, de durée de la peine, ou de comportement. D’autres sont exclus pour des raisons qui tiennent à la loi du « caïdat » de la prison. 1851 Dernière nuance, les enjeux sont très symboliques, très fragiles et le sentiment que peuvent éprouver les prisonniers est fugace. Néanmoins, cette expérience de réalisation de soi comme individu créateur et comme membre d’un groupe collectif organisé autour d’un projet commun s’avère le plus souvent très précieuse pour la future réinsertion. 1852 Pour conclure sur ces ateliers de théâtre en milieu carcéral, nous voudrions revenir sur les ambitions et les attentes des artistes et des structures culturelles, et insister sur le fait que tous les projets que nous avons évoqués manifestent très clairement la volonté des uns et des autres de faire de la dimension artistique le point d’ancrage absolu de ces projets. Ainsi, l’enjeu des ateliers de théâtre en prison est triple, pour les Subsistances :

‘« Ce projet est un atelier d’initiation par la pratique aux langages contemporains des arts vivants. Son objectif est de donner quelques outils pour découvrir des champs d’expression. C’est aussi une manière de créer des zones d’échanges sur la base d’un projet artistique entre un lieu clos, qu’est la prison, et un lieu ouvert qu’est une salle de spectacle. La démarche est à triple détente menée dans l’idée d’une exigence de qualité artistique :
• Permettre aux détenus, par l’expression artistique contemporaine, d’accéder à une parole intime rarement valorisée dans les lieux de détention.
• Permettre aux spectateurs de prendre conscience de l’existence de ces territoires d’enfermement et de la singularité de l’expérience qui y est vécue.
• Permettre aux artistes de partir en recherche de matière sur les notions d'enfermement et d'identité. » 1853

Le projet d’atelier s’inscrit donc pleinement dans les missions d’action culturelle du Laboratoire de création artistique qui ambitionne de décloisonner l’art en décloisonnant ses publics et ses acteurs. Loin d’être envisagée à sens unique, la démarche est donc celle d’une ouverture réciproque pour les artistes et pour les détenus, qui profite plus largement au théâtre – en le renouvelant – et au reste de la société – en sensibilisant le public habituel des Subsistances à la condition carcérale. Il s’agit donc bien, par la pratique théâtrale, de refonder l’ensemble de la communauté théâtrale mais aussi, plus largement, de donner à des individus et à des groupes sociaux distincts les uns des autres un sentiment d’appartenance commune. Mais il importe de distinguer deux types de démarches qui appréhendent la question de manière différente. Les ateliers réalisés aux Subsistances sont envisagés par la structure et par les artistes impliqués dans un continuum avec les spectacles réalisés par les artistes dans les lieux culturels, et ne constituent donc que l’une des facettes de leur démarche artistique. Mais la démarche de metteur en scène d’Armand Gatti, sur la période que nous avons évoquée, prend plutôt sens parce qu’elle se fonde sur le travail avec les « loulous ». L’on retrouve donc chez les artistes l’oscillation existant au sein des démarches institutionnelles, entre des pratiques qui font de la mission sociale une composante parmi d’autres de leur action artistique (Scènes Nationales) et d’autres qui intègrent mission sociale et mission artistique l’une à l’autre par le renouvellement des lieux et de la pratique théâtrale (lieux intermédiaires, théâtre de rue.) Depuis les années 1960-1970, des artistes se sont spécialisés dans ce second type de travail « sur le terrain », avec l’ensemble des personnes exclues ou en marge de la société, au point que les chercheurs ont regroupé ces pratiques sous le terme générique « théâtre d’intervention ». L’étude de cette notion nous paraît susceptible de permettre une vue affinée des tensions existant au sein de la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, et particulièrement sur la tension entre prise de parole et prise de parti, entre la mission et la qualité artistiques et la mission et l’efficacité sociales.

Notes
1840.

Nous nous appuyons ici sur les analyses de Marion Blangenois, assistante aux Relations Publiques des Subsistances à Lyon. Sources : - Marion Blangenois, La pertinence des ateliers théâtre dans le cadre de la mission de réinsertion de la prison, mémoire de DESS sous la direction de Jacques Bonniel, Lyon 2/ ARSEC, 2004. - Présentation des Relations Publiques des Subsistances dans le cadre de notre CM de Sociologie du Théâtre, Licence 3, à l’Université Lyon 2, le 16 avril 2007.

1841.

C’est la position de Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire International des Prisons, et coordinateur de la campagne « Trop, c’est trop, pour un respect du numerus clausus dans les prisons françaises », lancée en 2006 à Lyon, et que soutiennent, entre autres lieux, les Subsistances. Source : Rencontre préparatoire à la campagne « Trop, c’est trop » avec les compagnies participantes, les Subsistances, 18 décembre 2005.

1842.

Idem.

1843.

Idem.

1844.

C’est pour cette raison « pédagogique » que le directeur du SPIP de Lyon, M. Pompigne, s’est dit très satisfait à l’issue de la présentation de l’atelier « Qu’est-ce que tu veux ? », proposé pour les détenus du quartier pour mineur de la prison Saint-Paul/Saint-Joseph, du 24 avril au 10 mai 2006, organisé par le « laboratoire de création artistique » les Subsistances en partenariat avec le SPIP et la DRAC Rhône-Alpes, et animé par un circassien, Xavier Kim, et une metteur en scène de théâtre, Pascale Henry.

1845.

Propos adressé par l’un des détenus au metteur en scène Eric Massé dans le cadre de l’atelier donné par la Compagnie Les Lumas à la prison Saint-Paul / Saint Joseph du 5 au 16 avril 2004, dans le cadre d’une résidence aux Subsistances, en partenariat avec la DRAC Rhône-Alpes et le SPIP.

1846.

Nous employons des guillemets car ni les attentes de ce public, ni sa composition, ni le lieu, ne permettent d’employer sans réserves ce terme. Composé d’une part des commanditaires culturels et pénitentiaires du projet, d’autre part de proches des artistes ou des détenus, ce public parvient dans le lieu de la « représentation » après avoir laissé en dépôt ses papiers d’identité et son éventuel téléphone portable et après avoir franchi différents sas et portes blindés.

1847.

Certains artistes, novices en la matière, peuvent d’ailleurs être déçus de la « médiocrité » du résultat, perçue comme un « échec » du projet. C’est le cas de Pascale Henry, metteur en scène participant au projet « Qu’est-ce que tu veux ? »

1848.

Marion Blangenois, 16 avril 2007, entretien déjà cité.

1849.

Sauf pour les mineurs, pour lesquels les présentations publiques sont interdites à la famille et aux autres détenus, souvent prompts à se moquer les uns des autres.

1850.

Ce fut le cas pour la metteur en scène Pascale Henry, que nous évoquions précédemment, et qui formulait en ces termes son ambition pour le stage : « Penser et faire penser. ; Solliciter chez le participant la jubilation de la pensée. Lui donner corps. ; Investir l'espace du plateau comme un terrain d'exposition et de réflexion, c'est-à-dire espérer construire un miroir réfléchissant. ; Mais ne pas y penser. En garder l'espoir secret. ; Déplier la pensée. Ouvrir le crâne. Ne pas avoir peur. Faire des choix. S'y tenir. ; Chercher les écritures qui possèdent le pouvoir d'habiter le monde. De nous le rendre. ; Rester dans l'exigence de dire quelque chose, de convier le public à une parole. Risquer sa

propre parole parfois. Se confronter à la fois au dire et au comment dire. Alors écrire. ; Chercher toujours à inventer le comment dire. A rendre plus que le réel. ; Donner du plaisir à voir et à entendre. C'est-à-dire garder au théâtre sa puissance spectaculaire et poétique. » Source : Dossier de l’atelier prison de Xavier Kim et Pascale Henry, disponible sur le site des Subsistances à la rubrique Action Culturelle. A l’issue de la présentation du 10 mai 2006, la metteur en scène se disait déçue de n’avoir réussi ni sur le plan artistique – elle était déçue par le résultat du travail d’écriture et par celui du travail sur le jeu – ni même sur le plan « pédagogique », en terme d’ouverture au texte et au jeu.

1851.

L’un des garçons qui avait commencé à participer à l’atelier avec Xavier Kim et Pascale Henry a ainsi dû arrêter sous la pression de son co-détenu, le caïd de la prison.

1852.

Il arrive d’ailleurs que les artistes donnent leurs coordonnées aux détenus, et que ceux-ci les contactent à leur sortie de prison, comme ce fut le cas pour l’un des détenus de l’atelier « Qu’est-ce que tu veux ? », Pedro, qui téléphona à Xavier Kim quelque temps après sa sortie ; l’artiste devenait en quelque sorte un relais, un point d’appui au sein de la société.

1853.

Dossier « Atelier en prison Kim / Henry », déjà cité.