C’est le groupe de recherche réuni autour de Philippe Ivernel qui a élaboré ce concept pour désigner des pratiques issues de Mai 1968. Un certain nombre de compagnies se sont ensuite reconnues dans l’appellation, asseyant la légitimité pratique du concept, qui a été réactivé dans les années 2000, par la critique cette fois encore, avec la publication d’un recueil sobrement intitulé Le théâtre d’intervention aujourd’hui et d’ailleurs suivi d’un Hommage à Philippe Ivernel. Notons d’emblée une parenté de fonctionnement entre les chercheurs et leur objet d’analyse, la pratique du collectif, une forme de réticence à la théorisation globalisante (comptes-rendus et lectures impressionnistes.) Ce fonctionnement s’explique par l’influence de Mai 68 dans cette génération dans les deux sphères théâtrale et universitaire. Sur le plan politique, le théâtre d’intervention témoigne bien du contexte politique qui voit se substituer gauchisme et maoïsme au marxisme du PC, et va préférer des réseaux plus libres aux affiliations partisanes trop contraignantes pour l’individu. « Le phénomène s’inscrit […] à la fin du troisième grand cycle international de luttes du XXe siècle, qui "a commencé avec la Révolution chinoise et s’est poursuivi à travers les luttes de libération africaines et latino-américaines, jusqu’aux explosions des années 1960 dans le monde entier" 1855 selon le découpage historique de Michael Hardt et Antonio Negri. » 1856 Et le théâtre en question conteste le théâtre existant dans l’institution parce qu’il conteste le système politique dans lequel il prend place, et considère que le théâtre est toujours déjà politique, non pas dans un sens positif, mais en ce qu’il est, comme toute chose, le lieu d’enjeux de pouvoir. Ce théâtre vise ainsi à se démarquer du théâtre tel que pratiqué dans le champ institutionnel à l’époque :
‘« Ce mouvement théâtral témoignait d'une volonté de sortir du champ clos du théâtre :A partir de cette attaque en règle du théâtre institutionnel, le théâtre d’intervention combat donc sur deux fronts, correspondant à deux formes antérieures de théâtre politique qu’il juge dépassées, le théâtre de service public incarné par Jean Vilar, d’ailleurs secoué lors de l’édition 1968 du Festival d’Avignon, jugé insuffisamment radical, et le théâtre d’agit-prop, trop inféodé aux appartenances partisanes et tributaire d’une conception datée du militantisme en général et des modalités de l’engagement politique des artistes en particulier. Il s’agit en premier lieu, pour les pionniers du théâtre d’intervention, de contester le militantisme culturel tel qu’il s’est institutionnalisé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale autour du mythe de la démocratisation théâtrale incarné par le couple Vilar/Malraux. Le modèle de la démocratisation est récusé en bloc au motif d’une trop grande mollesse du terme dépourvu de tout ancrage politique, et permettant l’appropriation par l’institution théâtrale, contre laquelle se construit en filigrane le théâtre d’intervention, marqué par son refus non seulement du type de représentation du circuit institutionnel mais aussi de ses structures de production et de diffusion :
‘« Nous avions […] dans l’esprit l’image fascinante du grand escalier du T.N.P de Jean Vilar descendu par des milliers d’ouvriers des comités d’entreprise, la masse laborieuse du pays en marche vers la culture. Et puis ce fut la grande déconvenue, la terrible désillusion, le constat amer que l’institution théâtrale, enfermée dans ses codes, ses rituels, sa hiérarchie, son organisation, ne répondrait pas à nos aspirations de théâtre populaire. Que l’échec de la mission de décentralisation théâtrale, de démocratisation de la culture, cette incapacité fondamentale de nouer une relation vivante avec les publics ouvriers, petits employés qui pourtant par leurs impôts contribuaient à financer le théâtre public, nécessitait une rupture radicale avec les pratiques théâtrales du temps.Cette mise à distance du modèle de la démocratisation est le fait non seulement d’artistes mais d’une partie du monde universitaire post-68, et de fait le théâtre d’intervention – au sens cette fois de concept critique et non plus de réalité que le concept vise à circonscrire – est clairement né au début des années 1980 d’une ambition militante de chercheurs ancrés à gauche visant à réhabiliter une forme de pratique que la communauté théâtrale avait selon eux tendance à mettre aux oubliettes de l’Histoire et de l’histoire théâtrale, en offrant à ces pratiques une visibilité que seule permet l’élaboration d’une nouvelle terminologie. Et c’est cette ambition politique qui peut expliquer les ambiguïtés de ce concept, qui s’est de ce fait forgé dans le refus de l’appellation contrôlée, comme le dit explicitement P. Ivernel :
‘« […] Le théâtre d’intervention contemporain est voué à opérer sur des situations extrêmement diverses, extrêmement fluctuantes. Plus que jamais, il requiert une flexibilité qui défie les essais de définitions et donc de coordination trop étroits. Aussi bien n’y a-t-il pas à considérer le théâtre d’intervention comme un genre relevant d’une appellation contrôlée. » 1859 ’La multiplicité des définitions données par les concepteurs mêmes de la notion s’explique à la fois par le décalage historique entre le moment d’émergence de ce théâtre et le moment de conceptualisation par la critique, et donc par une série d’évolutions successives dans le rapport au politique et la conception d’un théâtre politique, d’où la multiplicité des références terminologiques convoquées. La notion de théâtre d’intervention a été élaborée en relation chrono-logique explicite avec d’autres sous-genres du théâtre politique que sont le théâtre d'agit-prop, le théâtre documentaire, le théâtre populaire et le théâtre militant :
‘« Engagé dans la société – enfant naturel du théâtre d'agit-prop, du théâtre politique, du théâtre populaire, du théâtre dialectique, du théâtre documentaire, du théâtre de rue… inspiré par les mouvements contestataires européen et américain d'après 1968. » 1860 ’Parmi toutes les références évoquées pour circonscrire le théâtre d’intervention domine le théâtre d’agit-prop, ce qui s’explique aisément par le fait que le groupe de recherche réuni autour de Philippe Ivernel avait déjà travaillé sur le théâtre d’agit-prop :
‘« Ce recueil d’études et de témoignages sur le théâtre d’intervention en France au cours de la dernière décennie s’inscrit à la suite des volumes récemment consacrés par le groupe de recherches théâtrales du C.N.R.S au théâtre d’agit-prop de l’entre-deux-guerres. » 1861 ’Philippe Ivernel pose donc une filiation entre les deux recherches, mais la question de la filiation des deux types de théâtre s’avère quant à elle plus complexe. La démarche du groupe de recherche paraît osciller entre un ancrage historique double assez précis (les années 20 et mai 68) et un refus de cantonner le concept à ces bornes historiques et conceptuelles. Au-delà de la multiplicité des expériences décrites se fait donc jour un double repoussoir pour les chercheurs comme pour les compagnies regroupées sous la bannière du théâtre d’intervention, l’agit-prop et l’animation conçus comme repoussoirs non seulement esthétiques mais politiques :
‘« Si nous avons retenu ce terme, c’est qu’il permet de rendre compte d’expériences multiples, à mi-distance de l’agit-prop dont personne n’ose plus se réclamer aujourd’hui, dans la mesure où le terme suppose une vision du monde achevée, et de l’animation, dont tout le monde parle, mais sans se demander d’où elle vient ni où elle va, si bien qu’elle se prête à toutes les manipulations clandestines et à toutes les récupérations officielles. » 1862 ’Philippe Ivernel explicite les motifs de la mise à distance de l’agit-prop, entachée d’un lourd passé d’inféodation à des idées politiques radicales et n’ayant jamais craint l’instrumentalisation. C’est d’ailleurs en découvrant une ligne de fracture dans les formes d’agit-prop existant entre 1917 et 1932 que les chercheurs auraient été conduits à envisager un autre terme pour désigner les pratiques ultérieures, mais ils reconnaissent que l’attention portée à ce clivage pourrait témoigner tout autant de l’air idéologique du temps dans lequel ce concept à été forgé que de l’observation de l’objet historique :
‘« A vrai dire, c’est la secousse de Mai 68 qui nous avait mis sur la trace de ce passé trop vite enfoui. C’est elle aussi qui nous avait aidés à déceler la ligne de fracture qui partage cet héritage, hostile à la culture héritée : d’un côté, il y a tout ce qui relève d’une instrumentalisation forcée de l’art au service du Parti ou de l’Etat, de l’autre ce qui amorce une refonte de l’art, ordonnée aux besoins et aux exigences d’un prolétariat créatif. Dans ce deuxième cas de figure, les masses s’ouvrent au théâtre parce que le théâtre s’ouvre aux masses, et ceci non seulement dans ses contenus mais aussi dans ses formes, non seulement dans ses formes mais aussi dans ses fonctions, non seulement dans ses fonctions mais aussi dans ses modes de production et de distribution. Le théâtre d’agit-prop interfère alors avec ce qu’on appelle durant les années vingt le théâtre "auto-actif" ou encore "spontané. " » 1863 ’C’est la valorisation de l’auto-gestion et le rejet de l’instrumentalisation au service d’une cause politique et de l’inféodation aux organisations type partis et syndicats propres à Mai 68 qui expliquerait donc en partie l’intérêt porté par l’équipe d’Ivernel à cette lignée de pratiques théâtrales regroupées sous le terme de théâtre d’intervention. Mais si l’épaisseur historique du concept d’agit-prop contenait en son sein ces deux lignées, comme Philippe Ivernel le reconnaît ici, pourquoi recourir à un nouveau concept ?
‘« Déjà, le changement de terminologie indique un changement de programme : il est maintenant question de théâtre d’intervention plutôt que de théâtre d’agit-prop ; de création collective ou de théâtre de groupe plutôt que de théâtre spontané ou auto-actif. Cependant, toute différence mise à part, un propos commun dans ces deux types d’expérience affleure. Dans les deux cas, la stratégie, traditionnelle à gauche, de démocratisation de la culture, cède la place à la recherche d’un "art populaire autogéré." Cette formule est empruntée à Mikel Dufrenne qui, dans un article publié dix ans après mai 68, esquisse les grandes lignes d’une nouvelle culture encore à venir. [ 1864 ] L’art populaire auto-géré, à ses yeux, est doublement subversif : subversif comme le plaisir, qui se trouve moins du côté de la consommation que du côté de la production, subversif aussi comme tout défi à l’institution garantissant aux artistes le monopole de l’art. » 1865 ’Philippe Ivernel nous rappelle ici que le théâtre d’intervention, comme le théâtre d’agit-prop, est pour ainsi dire naturellement ancré au gauche, au point que l’on omet souvent de préciser ce fond commun pour se consacrer aux scissions internes et points de frottement voire de déchirement, qui se manifestent d’ailleurs dans le choix des modes d’organisation des luttes et du théâtre. Mais ce sont sans doute ces clivages qui expliquent le changement d’appellation, comme en témoigne l’opposition entre théâtre auto-actif (qui exclut par nature les artistes professionnels) et création collective (qui réfère implicitement à un collectif d’artistes). Prenons donc acte du fait que le théâtre d’intervention, ou à tout le moins son concept, s’est construit sur la contestation des modalités antérieures de lutte et notamment sur la contestation des articulations entre théâtre et politique qui avaient pu s’établir au sein des partis et syndicats. A l’autre extrême de la démocratisation, modèle récusé en bloc, l’agit-prop est donc une référence à la fois revendiquée et mise à distance par le théâtre d’intervention, parce qu’est mise à distance l’instrumentalisation politique jugée politiquement douteuse et esthétiquement sclérosante.
Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, Exils Editeurs, Paris, 2000, p. 82.
Marine Bachelot, Pratiques et mutations du théâtre d’intervention aujourd’hui, en France, Belgique, et Italie, Mémoire de DEA de Lettres Modernes sous la direction de Didier Plassard, Université Rennes 2, 2002, p. 11.
Henry Ingberg, « Avant-propos », in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, Louvain La Neuve, Etudes Théâtrales n°17, 2000, p. 15.
Jean Hurstel, « Des friches, des frontières, du théâtre », in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 76.
Philippe Ivernel, « Ouverture historique – 1936-1968 », in Le théâtre d’intervention depuis 1968, Tome 1, Lausanne, L’Age d’Homme,1983, p. 26.
Henry Ingberg, « Avant-propos », op. cit., p. 15.
Philippe Ivernel, « Ouverture historique – 1936 et 1968 », op. cit., p. 9
Ibid, pp. 26-27.
Ibid, p. 9.
Mikel Dufrenne, « Pour un art populaire auto-géré »,Le Monde, 3 mai 1978.
Philippe Ivernel, op. cit., pp. 9-. 10.