iii. La spécificité du théâtre d’intervention : l’oscillation entre pôle militant et pôle désirant.

La notion de théâtre d’intervention permet donc, selon ses auteurs, de mettre en exergue une spécificité du théâtre d’intervention par rapport à ce modèle d’origine qu’est l’agit-prop. Cette spécificité est néanmoins à nuancer dans la mesure où l’on peut distinguer deux types de troupes au sein même de celles qui revendiquent ou à propos desquelles la critique emploie l’expression « théâtre d’intervention ». De fait il nous paraît important, à la suite de Marine Bachelot, d’établir une distinction entre deux types d’expériences de théâtre d’intervention, les « expériences qui se construisent dans la nécessité et le feu de l’action autour d’une lutte sociale ou politique donnée » 1866 et celles « issues d’un volontarisme du monde artistique théorisé en manifeste » 1867 , autrement dit un pôle qui partirait d’une réflexion politique et l’autre d’une interrogation sur la fonction du théâtre, l’une comme l’autre étant nées dans la mouvance de Mai 68. Il nous semble en effet que selon que les artistes se définissent prioritairement et primitivement comme artistes ou comme militants, ils n’ont pas nécessairement les mêmes manières d’envisager les formes et le contenu des actions (théâtrales) à mener, et il nous paraît que c’est une donnée à analyser. En termes de fonction, l’enjeu du théâtre d’intervention né autour de Mai 68 s’avère double, puisqu’il entend agir sur la conscience du spectateur, en lui communiquant des informations, en stimulant sa conscience critique et son désir de lutte, et agir directement sur la situation, changer le cours de la lutte en la rendant plus visible. Le commun dénominateur aux différentes formes que peut revêtir le théâtre d’intervention, paraît en définitive lié aux conditions liées au type de relation qui s’y élabore entre le monde artistique et le non-public :

‘« Le théâtre d’intervention, fondé sur un rapport d’échange entre un groupe et un milieu donnés, dans la dynamique duquel le processus de production n’importe pas moins que le produit théâtral proprement dit, oscille entre deux pôles qui le maintiennent perpétuellement en état de tension : le pôle militant d’une part, et ce que nous nommerons faute de mieux le pôle désirant. Le premier renvoie plutôt à la prise de parti, le second à la prise de parole. » 1868

La dimension politique du théâtre d’intervention n’est pas fondée prioritairement sur les idées énoncées, non plus que sur la dramaturgie ni même sur l’espace-temps de la représentation. Ce sont les conditions vécues du processus de création qui font le cœur de l’enjeu politique. Il n’est ainsi pas anodin que le mot artiste ne soit pas mentionné, et qu’il soit fait référence à un « groupe », à un collectif donc, aux antipodes de la figure de l’individu artiste, démiurge solitaire et mégalomane. De plus, la définition témoigne d’un refus de la dimension marchande que pourrait contenir en germe l’attention porté au « produit » fini. Si le processus et non son terme, son résultat, est au cœur de la fonction politique du théâtre d’intervention, c’est que c’est dans cet espace-temps que se joue la relation entre les artistes et le « milieu donné », dont il n’est pas dit ici explicitement de quelle population il se compose. Le théâtre d’intervention signe le décentrement de la dimension politique de la dramaturgie et de l’écriture scénique aux deux extrémités temporelles du processus qui aboutit au spectacle, les conditions de création et la réception. Autrement dit, l’enjeu essentiel est à étudier dans la redéfinition de la composition et du statut du public, qui passe par un décentrement en termes de lieux de création. Dans le théâtre militant ou le théâtre d'agit-prop, ce qui unit les artistes professionnels aux non-professionnels, c'est le postulat d’un en-commun politique, qu’il soit préexistant au théâtre, au cas où les non-professionnels sont déjà des militants, ou qu’il soit potentiel, au cas où il s’agit de rallier à la cause, précisément par le théâtre. Dans le cas du théâtre d'intervention tel qu’il a évolué depuis les années 1980 en revanche, ce qui unit n’est en général pas un en-commun politique mais une dissymétrie sociale initiale, liée au fait que la population-cible manque de quelque chose (de travail, de culture, de savoir, de maîtrise des codes sociaux, d'intégration à la société…) Ce qui crée l’en-commun, c’est le travail effectué ensemble, comme le formule le metteur en scène Marc Klein 1869 dans son journal de bord sur l’atelier de théâtre en milieu carcéral organisé à la prison de Fresnes en 1996 :

‘« Qu’est-ce qu’on peut bien avoir à se dire, à faire ensemble – à dire et à faire pour d’autres qui nous rejoindrons ici vendredi, dans cet espace / temps paradoxal qui n’est ni "dedans" ni "dehors" - sinon éprouver ensemble la question même de l’être-ensemble ? […] S’agit-il encore, ne s’agit-il plus de "théâtre" ? La question peut paraître obscène, comme paraissait à Boal le mot de "spectateur". Je dirai – provisoirement – qu’il s’agit du seul théâtre qui me (et peut-être qui nous) soit nécessaire : l’expérience et l’épreuve, irréductible à tout discours, où de l’humain s’expose en son état d’humain. » 1870

Les artistes de théâtre d’intervention, au-delà des divergences et des évolutions dans la conception du but politique vers lequel tendre, auraient donc en commun d’abolir la hiérarchie entre spectateurs et acteurs, entre artistes et populations, dans et par le travail théâtral partagé. C’est cette méthodologie qui constituerait d’une part le garde-fou contre l’ancienne tentation qu’une élite (auto-)proclamée vienne apporter la bonne parole au petit peuple ignorant et infantilisé, et d’autre part la dimension politique du théâtre d’intervention. C’est d’ailleurs sans doute du fait de cette dissymétrie que le théâtre d’intervention vise à renverser par la démarche esthétique la passivité politique de la population en question, la faisant passer du statut de spectateur à celui d’acteur, la création théâtrale pouvant fonctionner comme propédeutique à l’action politique. Tout est dans ce conditionnel, car l’une des caractéristiques du théâtre d’intervention depuis les années 1980 semble bien être d’avoir renoncé à toute ambition de contestation politique.

Notes
1866.

Marine Bachelot, op. cit., p. 13.

1867.

Idem.

1868.

Philippe Ivernel, op. cit., p. 27.

1869.

Marc Klein est membre du Théâtre du Fil et du collectif « Théâtres de l’autre » et du mouvement « Théâtres en mouvement ».

1870.

Marc Klein,« Un théâtre de contravention ? Méditation fragmentaire sur quelques expériences de création partagée en milieu carcéral », in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit,., pp. 86-87.