iv. Le théâtre d’intervention aujourd’hui : Dépolitisation et institutionnalisation.

‘« La notion de théâtre d’intervention est suffisamment ouverte pour évoluer avec la société. Nous vivons à une époque où dogmes et codes politiques s’effritent sous la pression conjointe d’une mondialisation effrénée et de réflexes identitaires crispés. Perte de repères, perte de sens, perte de références… : les institutions et identités établies renvoient à un vide qui ne permet plus de se définir clairement "contre", ou encore ouvrent vers de nouvelles perspectives qui ne peuvent pas encore se définir "pour". C’est dans ce contexte où l’histoire semble s’achever avec le millénaire et où le futur n’apparaît plus inexorablement meilleur, que le théâtre d’intervention se veut en interaction avec la société, lance des ponts entre acteurs et publics, s’insère dans les anfractuosités d’une société dont il refuse les conditionnements, les injustices et les rapports de domination. » 1871

Le théâtre d’intervention nouvelle formule, né du désenchantement non plus religieux mais politique du monde, extrêmement modeste dans ses convictions comme dans ses ambitions, ne se définirait donc plus ni pour ni contre, et l’omniprésence des champ sémantiques de l’entre-deux, du glissement, de l’ouverture et de l’incertitude dans la définition de Ingberg accrédite cette hypothèse. Ce théâtre se cantonnerait – d’aucuns diraient se condamne – à intervenir de manière nécessairement plus consensuelle désormais, et des deux pôles évoqués par Ivernel seul subsisterait le pôle désirant, la prise de parti cédant largement le pas à la prise de parole. La crise du rapport au politique des années 1980 s’est, dans le cas du théâtre d’intervention français, doublée d’une autre, du fait paradoxal de la victoire politique qu’a constitué l’accession de la gauche au pouvoir en 1981. Ainsi l’équipe du Théâtre du Levant s’est déchirée sur la question du soutien au pouvoir après l’élection présidentielle, et ce virage d’une critique absolue et systématique, presque de principe, du pouvoir en place, à un jugement plus nuancé, a été difficile à négocier pour des compagnies dont l’existence même s’était structurée autour de ce repoussoir fondateur. De plus, le corollaire de cette élection a été l’évolution considérable du comportement du Ministère de la Culture, dont le premier ministre socialiste, Jack Lang entendait ni plus ni moins élargir la définition même du terme culture. Pour les troupes de théâtre d’intervention, les années 1980 sont donc également celles d’une redéfinition du rapport à l’institution théâtrale comme émanation du pouvoir en place. La question du rapport aux subventions publiques se joue d’autant plus que dans les années 1980 le théâtre auto-actif, visée de tout le théâtre d’intervention des années 1960-1970, a quasiment disparu, ce qui signifie que le théâtre d’intervention est dorénavant constitué de troupes professionnelles dont l’enjeu ne peut par définition être exclusivement militant puisqu’elles doivent survivre économiquement à long terme pour continuer les luttes. Certaines ont traversé les crises depuis les années 1970, d’autres se sont crées plus tardivement, mais toutes se posent dans les années 1980 la question de la survie économique. 1872

Les compagnies spécialisées dans le théâtre d’intervention agissent assez rarement de manière totalement autonome et sont plus souvent missionnées par des collectivités territoriales et/ou des structures associatives locales qui leur passent commande. Ce principe de collaboration n’est pas nouveau dans son principe, et le Levant, fondé en 1969, « a longtemps travaillé avec les syndicats, les associations de quartiers ou de locataires et les mouvements d’éducation populaire, porteurs d’un projet de société, en créant des spectacles à la demande.» 1873 C’est la nature des collaborateurs qui a changé, et les collectivités publiques locales semblent avoir supplanté définitivement les corps intermédiaires (syndicats et partis) et avoir rejoint les acteurs de la société civile (associations.) Ce n’est que récemment que la compagnie du Levant a décidé de prendre les devants et de ne plus attendre les commandes, ce qui s’explique en grande partie par le développement de partenariats artistiques et financiers (co-productions) avec d’autres troupes, au niveau national comme international. Le panorama dressé par Christian Nouaux est riche d’autres compagnies qui collaborent de manière régulière et étroites avec des organismes à la frontière de la société civile et des pouvoirs publics, travailleurs sociaux et personnel soignant, missions locales, structures de réinsertion (type SPIP ou QIS 1874 ), animateurs de quartiers ou de zones rurales, et associations diverses.

Se pose donc en France la question de la marge de manœuvre militante et d’indépendance de compagnies subventionnées par des entités publiques qui reconnaissent l’utilité sociale du théâtre d’intervention mais exigent en contrepartie de leur financement le respect d’un cahier des charges, et nous retrouvons bien ici la problématique évoquée dans le premier chapitre. Le risque d’instrumentalisation, déjà pointé par P. Ivernel pour les années 1970, nous paraît donc encore plus fortement présent aujourd’hui, les collectivités publiques prenant le relais des organisations politiques (PC et syndicats) dans le rôle des instances potentiellement manipulatrices. C. Nouaux reconnaît d’ailleurs que « les troupes recherchent de plus en plus une reconnaissance de la part des pouvoirs culturels » 1875 , et il semble que ce soit ce risque de dépendance qui ait poussé un certain nombre de compagnies à s’organiser en réseau à la fin des années 1990, dans une organisation qui n’a qu’une parenté de façade avec le modèle du théâtre-action belge, puisque ce dernier est subventionné par l’Etat alors que c’est précisément pour lutter contre cette tentation que « Théâtre en mouvement, actes de création, actes de résistance » a été créé le 23 janvier 1999, comme en témoigne le texte fondateur qui réunit 36 membres dont 30 troupes théâtrales dans une action politique :

‘« Aujourd’hui nous nous reconnaissons dans des actes de création de nature multiple qui impliquent prioritairement ceux qui dans la société sont en situation d’oppression de quelque nature que ce soit, qui mettent en cause concrètement des modèles économiques, sociaux, politiques et culturels dominants, et affirment ainsi l’existence d’une démarche alternative en résistance aux pouvoirs établis et aux savoirs imposés. » 1876

Il est intéressant de souligner que l’expression « théâtre d’intervention » ne figure pas dans ce texte, ce qui s’explique tout simplement par le fait que certaines troupes signataires, issues des années 1970 ou plus récentes, ignorent délibérément ou non l’appellation, quand d’autres la récusent explicitement. De même, C. Nouaux insiste sur le fait que cette divergence dans la définition du théâtre va de pair avec la pluralité des acceptions du vocable « politique » dans lesquelles les compagnies se reconnaissent, l’un des principes de base du réseau constitué étant d’ailleurs de ne pas « cherche[r à] éclaircir cette diversité dans un souci d’unification. » 1877 Le mouvement d’institutionnalisation et de dépolitisation (au sens en tout cas où est abolie l’ambition que le théâtre d’intervention participe à l’avènement d’un quelconque grand soir tant est obsessionnelle la peur du lendemain qui déchante) s’accompagne assez logiquement d’une attention nouvelle portée à l’artistique, qui diffère fortement des ambitions du théâtre d’intervention né aux alentours de 1968.

‘« L’acte théâtral est aujourd’hui « sacralisé. » Il semble être considéré comme suffisant par lui-même, et même porteur par essence d’une démarche politique. Auparavant, l’acte théâtral revêtait bien-sûr de l’importance par ses qualités propres, mais il était plus ou moins subordonné – en tout cas en termes d’efficacité – au thème, au public, à la réflexion et à la mise en action collectives, voire à un message politique émanant d’une organisation extérieure à la troupe. Aujourd’hui, l’acte théâtral semble parfois la propriété inaliénable de praticiens qui acceptent de le partager avec autrui. On trouve probablement là en germes une réduction du champ du théâtre d’intervention puisqu’on constate un rejet des spectacles qui naissent de manière spontanée sans être encadrés par des professionnels […]. Cette évolution constitue en même temps une chance – délicate à gérer certes – s’il s’agit d’affirmer et de prouver le sérieux et la qualité de ce type de théâtre, sans fermeture ni prétention. » 1878

La carte de l’esthétique paraît pourtant hasardeuse à jouer pour un théâtre dont la légitimité s’était traditionnellement assise sur sa visée politique et sa fonction sociale, les financeurs potentiels comme la critique et le grand public risquant de se départir du préjugé concernant la médiocrité artistique beaucoup moins rapidement que ne se profile la mise en doute de cette efficacité sociale du fait de ce nouveau souci esthétique. Du fait qu’il a perdu son socle idéologique radical, le théâtre d’intervention semble aujourd’hui pris dans de nombreuses contradictions, entre légitimation esthétique et salubrité sociale, entre subversion et subvention, poche de contestation qui fonctionnerait finalement pour le système en place comme un vaccin contre la rébellion, comme le suggère Jean Hurstel :

‘« Les ruptures initiales, mises en œuvre il y a plus de trente ans, ont-elles encore un sens  […] ? Et le théâtre d’intervention, n’est-il pas lui aussi pris au piège de sa propre fonction ? N’être que l'écho contestataire, le nécessaire négatif du théâtre officiel. A chaque théâtre sa place et sa fonction : aux grandes institutions officielles fréquentées par les "décideurs" et les "nantis" du diplôme universitaire pour le prestige d’une ville ou d’un pays, correspondent point par point un ensemble de projets, de troupes pauvres opérant avec les pauvres, les exclus et les marginaux, pour la plus grande gloire des politiciens locaux. "Nous avons non seulement l’opéra, mais aussi nos bonnes œuvres culturelles pour les exclus et les déshérités de la culture", une faible aumône suffit pour assurer, au théâtre d’intervention, sa place dans la cité ! » 1879
Notes
1871.

Henri Ingberg, op. cit., p. 15.

1872.

Christian Nouaux, du Théâtre du Levant, a d’ailleurs consacré un ouvrage entier à l’épineuse question des rapports entre politique, syndicat et culture, intitulé Théâtre d’intervention, revendication, développement culturel. Cité dans Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 66.

1873.

Christian Nouaux, op. cit., p. 71.

1874.

SPIP : Service pénitentiaire d’insertion et de probation. QIS : Quartier intermédiaire sortants.

1875.

Christian Nouaux, op. cit., p. 69.

1876.

Ibid, , p. 66.

1877.

Ibid, p. 67.

1878.

Idem.

1879.

Jean Hurstel, op. cit., p. 79.