v. Mutations du théâtre d’intervention : vers l’action micropolitique au service des communautés.

Dans le théâtre d’intervention s’exacerbe la mauvaise conscience de tout le théâtre contemporain, de même que le sentiment qu’il est impossible de prendre place et parole, de trouver le lieu juste d’où prendre mais aussi d’où donner cette parole. La référence au monde ouvrier paraît donc mise de côté moins parce que le monde ouvrier n’existerait plus que parce que les artistes ont fait le deuil de l’ambition que ce monde rencontre celui de la culture. C’est peut-être en ce sens qu’il convient d’interpréter le glissement terminologique dans la désignation de l’ennemi, non plus le capitalisme – système dont le moins que l’on puisse dire est qu’il se porte aussi bien qu’il y a trente ans, mais dont l’évocation renvoie par opposition aux intérêts de la classe ouvrière – mais la mondialisation néo-libérale, jugée destructrice non plus de la classe laborieuse mais de l’individu dans son unicité et sa force désirante, et destructrice également des solidarités centrées sur cet individu - l’appartenance familiale, locale:

‘« En 1999, la globalisation économique, l’uniformisation des modes de vie et de pensée, la toute-puissance de l’idéologie néo-libérale posent d’autres enjeux, d’autres défis. […] il ne s’agit plus de reprendre nos anciens discours, mais d’inventer non pas des réponses mais des questions nouvelles qui devraient porter à la fois :
- sur la relation au travail, sur ce qui meurt et qui naît. Ne pas jouer éternellement le chômeur victime des monopoles capitalistes […]
- sur la relation familiale, les déchirures des rôles et des fonctions, des hommes et des femmes, des pères et des mères. La négation de la différence des sexes et de la transmission des générations qui constituent les repères de l’identité de la personne ne sont-elles pas aussi des questions qui devraient se poser au théâtre d’intervention ?
- sur la personne elle-même, le sujet. Qu’en est-il lorsque l’idéologie néo-libérale tend à privatiser la personne, à la réduire à son rôle de producteur (de moins en moins) et de consommateur ?
- sur la société, lorsque cette même idéologie prétend : "Toute société, tout collectif, c’est le mal", après avoir déclaré "l’Etat, c’est le mal", au début de ce siècle. Quelles sont les nouvelles formes collectives de solidarité ?
- sur la politique car, lorsque les partis de gauche, au pouvoir dans la plupart des pays européens, sont les porteurs d’un discours néolibéral, et d’une action économique conservatrice, le théâtre d’intervention ne doit-il pas imposer à nouveau l’idée d’une transformation radicale de la société ?
- l’effondrement de l’idéologie communiste a laissé le champ libre à la prééminence totale d’une économie globale, c’est peut-être là une chance et une opportunité historique pour répondre de manière nouvelle et ouverte aux défis de ce temps. » 1880

Cette divergence radicale des contextes d’émergence et partant des convictions et ambitions rend problématique à nos yeux le fait d’utiliser le même terme pour parler du théâtre d’intervention des années 1970 et des expériences actuelles. Il ne s’agit nullement de négliger le point commun transhistorique de ces pratiques, que constitue l’attention portée au processus de production tout autant qu’au produit fini, caractéristique d’un théâtre qui semble avoir fait sienne la devise de Barba : « Le théâtre est insupportable s’il se réduit au spectacle. Il n’est pas seulement une forme artistique mais une façon d’être et de réagir. » 1881 Mais n’était-ce pas déjà le cas du théâtre d’agit-prop et du théâtre militant ? Faut-il alors utiliser l’expression théâtre militant pour désigner les pratiques des années 1970 ? Cette position – celle d’Olivier Neveux dans sa thèse sur le théâtre militant évoquée en introduction à notre travail 1882 – se justifie puisque les évolutions des structures et des modes de militantisme ont pu être prises en compte par les politistes et les sociologues, sans entraîner pour autant de remise en cause du vocable lui-même. 1883 L’expression « théâtre d’intervention » mêle cette acception et une autre, puisqu’elle peut renvoyer à une intervention militaire, renouant avec l’étymologie du terme militant. Jean Hurstel, organisateur en 1990 des premières Rencontres internationales de l’art dans la lutte contre l’exclusion et directeur du réseau Banlieues d’Europe, ne peut ainsi écrire sa constribution au recueil Le théâtre d’intervention aujourd’hui sans référer ce théâtre à l’actualité politique la plus brûlante, l’épreuve du réel constituant pour lui comme pour Piscator l’enjeu ultime du théâtre :

‘« J’écris donc en ce moment historique précis où sur le "théâtre des opérations", l’O.T.A.N déploie sa dramaturgie meurtrière et que des centaines de milliers d’acteurs misérables rejouent le drame antique des réfugiés. Comment revenir à l’histoire du théâtre d’intervention sans constater l’énorme et permanent décalage entre l’implacable tragédie historique qui nous surplombe, et nos modestes tentatives théâtrales pour prendre part, pour prendre parti dans les convulsions meurtrières et les injustices majeures de ce temps. Car prendre parti dans un conflit, définition même du mot intervention, constitue le lien et la raison d’être de ce théâtre en ses diverses déclinaisons historiques.» 1884

Cette citation témoigne d’une continuité historique du théâtre d’intervention des années 1960 aux années 2000. Il paraît en définitive que les expressions théâtre militant et théâtre d’intervention sont à appréhender moins en termes de contiguïté historique et de glissements sémantiques, que comme deux terminologies concurrentes, appliquées par les artistes et la critique théâtrale, en fonction d’une divergence non pas tant d’analyse historique que d’orientation idéologique. C’est dans cette mesure que le terme de théâtre d’intervention nous intéresse particulièrement car il révèle les porosités existantes entre la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique et la cité du théâtre de lutte politique. Et si la cité de refondation de la communauté politique poursuit un autre but que la cité du théâtre de lutte politique, c’est parce qu’elle prend acte non seulement de la désagrégation du lien social et politique entre les individus, mais aussi du fait que cette désagrégation à l’échelle interpersonnelle s’accompagne d’une reconfiguration des liens en micro-communautés, qui s’opposent non plus sur le terrain des conditions sociales et de l’idéologie au sein du cadre établi – au point qu’on le juge parfois dépassé – de la lutte des classes, mais sur le terrain de l’identité, le plus souvent religieuse et cultu(r)elle au sens large. L’enjeu de la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique est donc, par le théâtre, de refonder une communauté unifiée qui permette de transcender les clivages et de faire goûter la communauté. C’est à cette ambitieuse tâche que s’attellent les bien nommées Passerelles du Théâtre du Grabuge. Le travail de cette compagnie, moins connu que celui de Kumulus ou d’Armand Gatti, nous paraît constituer l’exemple le plus abouti de cette démarche propre à la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique.

Notes
1880.

Ibid., p. 81.

1881.

Eugenio Barba. Cité en exergue par Paul Biot à son article « Le théâtre d’intervention dans le théâtre-action en Belgique », in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 26.

1882.

Voir Olivier Neveux, Esthétique et dramaturgie du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France de 1966 à 1979, Thèse de doctorat sous la direction de Christian Biet, quatre volumes, Paris X – Nanterre, 2003.

1883.

A ce sujet, voir dans notre dernière partie la référence aux travaux de Isabelle Sommier, Lilian Mathieu, Nona Meyer, Eric Agrikoliansky et Olivier Filleule sur les nouvelles formes de militantisme.

1884.

Jean Hurstel, « Des friches, des frontières, du théâtre », in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 75.