ii... A la création d’un récit commun.

L’enjeu des Passerelles consiste dès ce moment à faire dialoguer les grands textes fondateurs du passé avec des récits de vie d’aujourd’hui, à faire dialoguer donc le passé avec le présent, les grands destins mythiques, à la fois héroïques et célèbres (Ulysse, Antigone), avec des vies anonymes abordées sous l’angle de leur potentiel d’épopée. C’est pour cette raison que, tant dans les sujets abordés par les textes écrits à partir des récits des participants, que dans la manière de les aborder, Géraldine Bénichou prend soin de distinguer l’« intime », qui s’articule selon elle au « politique » en ce qu’il renvoie à la dimension universellement partageable de l’expérience singulière, et le « privé », qui relève de la biographie personnelle d’un individu et n’a pas à être exposé publiquement sur la scène de théâtre :

‘« Depuis [2005], j’arrive à faire parler les gens, et à me laisser traverser par des choses très intimes. Mon travail c’est de les écouter, de noter leurs mots, de séparer le privé de l’intime et puis de faire un texte avec ça. Je pense en particulier au travail à Eragny, quand un type m’a raconté son histoire de divorce, j’ai accepté de l’écouter, mais ce n’est pas ça que j’ai gardé, ça, c’est sa vie privée et je ne voulais pas la rendre publique, ça ne concernait que lui, alors que l’intime c’est ce qui dans son expérience peut se partager, peut faire écho, se mettre en commun. C’est une distinction qui était importante pour moi pour comprendre ce que je voulais garder dans ce qu’ils me disaient. » 1898

Les textes élaborés par les participants aux Passerelles au cours des ateliers, devenus ateliers d’écriture, procèdent eux aussi d’un tissage entre la parole du participant et le travail de réécriture des artistes de la compagnie – aux côtés de Géraldine Bénichou, le comédien Sylvain Bolle-Reddatt joue ainsi un rôle très important, non seulement pour convaincre en amont les participants potentiels de rejoindre la Passerelle, mais aussi pour les faire « accoucher » de leur propre récit. Si l’on osait filer la métaphore, l’on pourrait dire que le récit est plus exactement le fruit d’une union de l’artiste et du participant, le premier devant bien prendre garde à ne pas violenter le second en sa pudeur, et ce dernier devant accepter en retour de partager la paternité d’un récit pourtant né de sa propre histoire. Le tissage opère donc à de multiples niveaux, et fait s’entremêler de grands textes fondateurs du passé et des récits de vie du présent eux-mêmes nés du tissage des voix des participants et des artistes professionnels. Et le temps de la présentation vient étoffer encore ce tissage. Les participants deviennent dans le temps de la présentation non seulement les co-auteurs du texte, mais ses co-récitants/acteurs, encore une fois en collaboration avec les artistes de la compagnie. Il y a cependant encore une répartition des rôles dans le temps de la présentation, puisque ce sont les artistes de la compagnie qui encadrent la Passerelle et distribuent les rôles, proposant à tel ou tel de venir au pupitre lire l’un des « rôles » (du récit fondateur) et tel texte du présent, tandis que seuls les participants et le « public » qui assiste à la présentation mais n’a pas participé aux ateliers prennent en charge les récits au présent, à l’exclusion des membres de la compagnie. Les participants aux ateliers se trouvent donc lecteurs soit de leur propre texte-histoire, soit de celui de quelqu’un autre. Et les participants à la présentation qui n’ont pas participé à l’atelier donnent leur voix au récit d’autrui. Lecture et écriture se tissent, en même temps que l’histoire personnelle et l’histoire d’autrui se mêlent par le récit. Ce dernier point est très important, du fait de la composition du « public » des Passerelles, qu’il s’agisse des ateliers ou des présentations, et du lieu dans lequel elles se déroulent.

Notes
1898.

Même source.