ii. Les Passerelles comme trajet de soi vers l’autre.

Les ateliers organisés à l’Université Lyon 2 consistaient nous l’avons dit à la fois en en une immersion dans d’autres Passerelles, et en une Passerelle proprement dite. De ce fait, les étudiants ont été amenés au cours des séances à lire les textes écrits par d’autres. Et c’est le texte de Diaminatou Gueye, qui échut à Mélanie Rebouillat lors de ces lectures. Diaminatou Gueye est une jeune fille malienne réfugiée en France pour échapper à un mariage forcé, qui croisa la route du Grabuge lors de la Passerelle Dis-moi dans le secret pourquoi tu pleures et tu soupires à partir de l’Odyssée d’Homère, à Eragny Sur Oise au printemps 2006. 1902 Elle avait mis longtemps à accorder sa confiance à l’équipe, et c’est grâce à un travail de longue haleine qu’elle rejoignit finalement les ateliers. Deux obstacles majeurs freinaient sa participation : d’une part, sa tante, qui l’hébergeait – et la considérait apparemment autant comme une domestique que comme une nièce – n’était pas très enthousiaste à l’idée que cette dernière s’émancipe en participant à un projet extérieur à titre individuel, et par ailleurs Diaminatou Gueye elle-même était hésitante, sa peur s’expliquant à la fois par sa jeunesse, par son appréhension de l’inconnu que représentait le théâtre, mais aussi par sa défiance à l’égard des réactions que les autres participants pourraient avoir face à son histoire, les mariages forcés n’étant pas forcément considérés comme problématiques par les habitants du quartier. L’équipe du Grabuge prit donc soin de préparer sa venue, ainsi que de la placer dès la première séance à côté de Pedro Soto Saa, un vieux réfugié politique chilien, qui la prit peu à peu sous son aile. Et c’est à ses côtés que, après avoir raconté son histoire à l’équipe du Grabuge, elle lut « son » texte :

‘« Le dimanche à Bamako, c’est le jour du mariage. / Le dimanche à Bamako, c’est le jour du… / Moi / Je suis partie le samedi pour échapper au dimanche / Moi / Je ne veux pas parler d’avant / Je ne veux pas prononcer le mot… / Chez nous ils disent que je fais honte à ma famille / Et peut-être qu’aujourd’hui j’ai un peu honte / Mais NON ! On peut pas gaspiller la vie comme ça. / Même si on me dit que je suis une sorcière. / Alors je suis venu ici. / Je regarde personne. / Je rigole pas. / Avant j’avais peur qu’on vienne me chercher. / Aujourd’hui je voudrais parler à ma mère. / Juste un mot, / Qu’elle soit un peu d’accord avec moi / Qu’elle me donne des conseils / Qu’elle prenne de mes nouvelles / Qu’elle dise : je pense à toi / Qu’elle dise : est-ce que tu vas bien ? / Un jour ma mère, elle me reparlera. / Un jour, je pourrais retourner au Mali pour la voir. / Le vieux monsieur qui voulait … avec moi, / Je voudrais le voir et lui crier dessus jusqu’à ce que j’aie plus de force. »’

C’est donc ce texte que lut Mélanie Rebouillat, et qui la bouleversa, dès la première lecture et toutes celles qui suivirent, au point que l’étudiante ne put concevoir d’écrire elle-même un texte qui ferait le récit d’une expérience personnelle passée. Le récit de « départ » de Mélanie Rebouillat raconte donc le trajet émotionnel qui la conduisit de sa propre expérience à celle de Diaminatou :

‘« Quand je lis le texte de Diami, je pleure / J’ai essayé, réessayé….. / Je pleure toujours / Quand ses mots sortent de ma bouche / Je deviens elle, / Je deviens sa souffrance / Je me sépare de ma mère / C’est une situation nouvelle / Je ne veux pas le dire / Le vivre / C’est le mot, / Mère, /Qui déclenche / La première secousse / Il se passe quelque chose dans ma gorge / Dans ma voix / Je ne veux pas / Pleurer, là maintenant encore une fois / Je rentre en lutte / Ma mère est morte / L’espace d’un instant, ma mère est morte / Boule au ventre, spasmes / J’essaye de faire sortir les mots / Sur sa mère, sur ma mère / En vain. / Petit à petit / Après que les larmes aient coulé / Je décide de lui laisser sa vie son corps / Cette histoire est la sienne /Petit à petit, je fais vraiment le voyage, le sien / Je lui laisse la place / Et je donne en y laissant un bout de moi / Sa voix, sa vie. »’

Mélanie Rebouillat ne pleure pas parce que la situation de Diaminatu fait écho en elle à une situation personnellement vécue, car sa mère n’est pas morte en réalité. Mais, l’espace d’un instant, elle éprouve véritablement sa mort. L’étudiante pleure donc parce qu’elle se met véritablement à la place de Diaminatu, éprouve ce qu’éprouve cette jeune fille, si proche d’elle par son âge, si éloignée par sa vie. Ce texte manifeste une compassion au sens propre, et une compassion permise par le double mouvement successif de lecture et d’écriture. L’expérience de vie est partagée par la médiation des mots, le lien se fait par le récit, et se tisse pour Mélanie Rebouillat dans le temps de la lecture du récit de Diaminatou, dans le temps de l’écriture de son propre récit, et dans le temps de sa récitation de ce récit – lors de la présentation de la Passerelle à l’Université le 13 décembre 2006. Et c’est ce récit, sans doute parce qu’il explicite le trajet accompli par la plupart des participants à la présentation, qui suscita le plus d’émotion, le texte de Mélanie, porteur de l’émotion du texte de Diaminatou (qui lui n’était pas lu directement), venant en retour bouleverser ses auditeurs. C’est dans cette forte charge émotionnelle que réside d’ailleurs l’efficacité des Passerelles, qui visent à faire tomber les barrières par le partage d’une émotion rassembleuse, qui permette à chacun de mêler sa voix à celle d’autrui, de se glisser dans ses mots, dans son récit et donc dans son expérience. Il arrive très souvent que les participants aux ateliers comme aux présentations pleurent, ce qui pourrait inciter à une comparaison avec l’art-thérapie, non en termes de méthodes, mais en terme de résultat émotionnel produit. Mais si la comparaison vaut dans la mesure où il y a bien une émotion forte qui se libère pour chaque participant, une digue émotionnelle qui saute, l’enjeu diffère dans la mesure d’une part où le théâtre n’est pas un simple outil 1903 et, d’autre part, où l’émotion libérée en chaque individu l’ouvre au collectif, à ce qu’il a de commun avec les autres et les rassemble en une communauté émotionnelle mais aussi, potentiellement, politique, et pour le Théâtre du Grabuge, le fait de goûter les bienfaits de cette communauté de manière sensible vaut comme propédeutique à un sentiment intellectualisé et construit sur la nécessité de (re-) construire le « vivre ensemble ». Le travail sur la musique va dans le même sens, ainsi que la construction scénique des Passerelles et celle des spectacles qui leur sont articulés, qui participent également de cette volonté de faire du théâtre un « lieu commun » dans lequel se (re-)crée le sentiment partagé d’un « bien commun », de sorte que, par la création d’une assemblée théâtrale dans le temps de l’atelier comme dans le temps de la présentation, se refonde une communauté (pré-) politique, fondée sur ce qui rassemble les hommes et non sur ce qui les divise.

Notes
1902.

Passerelle commandée par l’Abbaye de Royaumont.

1903.

Pour Jean-Pierre Klein, l’art thérapie est « une psychothérapie à médiation artistique ». Jean-Pierre Klein, L’Art Thérapie, Que sais-je ?, PUF, 4ème édition, 2002, p. 3.