i. Outils esthétiques au service de la création d’une assemblée théâtrale.

Le dispositif scénique des Passerelles travaille à créer une assemblée, et rend tangible dans l’espace la volonté de rassembler et de faire circuler la parole et les places sans pour autant nier les différences de statut au sein de l’expérience théâtrale ni celles liées au vécu propre à chaque individu. Les pupitres sont placés en arc de cercle face aux sièges de l’assistance répartis en arc de cercle eux aussi, la relation scène-salle jouant à la fois sur la frontalité et sur la circularité, ainsi que sur la circulation et l’échange des places et des rôles : une personne peut lire plusieurs textes et donc plusieurs rôles, mais elle passe également de ce rôle d’acteur à celui d’auditeur, puisque toute personne est « participante » et peut se trouver successivement à une et l’autre des deux places/fonctions. Le travail sur la musique contribue également à faire de la présentation de la Passerelle un moment de partage d’émotion intense ainsi qu’un moment de tissage des voix, des textes, mais aussi des langues, puisque les intermèdes entre les différents épisodes sont chantés en arabe par Salah Gaoua, dont la musique permet donc à la fois d’exprimer les différences – linguistiques en l’occurrence – entre les individus, et de susciter une émotion commune. Et ce tissage linguistique est relayé parfois dans les textes mêmes, notamment sur les Passerelles Sarah, Agar et les autres, car certains textes sont lus en hébreu, d’autres en arabe. Cette Passerelle se fonde en effet sur les textes fondateurs des grandes religions monothéistes que sont la Bible, la Thora et le Coran, et plus précisément sur l’histoire d’Abraham, « père d’une multitude de nations ». L’origine de la Passerelle est présentée en ces termes par Géraldine Bénichou :

‘« Ca vient du fait que je me suis remise à lire la Bible, ça vient du fait que, comme tout le monde, je trouve que ça devient compliqué ces histoires de religion, on peut pas en parler, ça vient de ce dont parle Duras, du fait que ce qui est en train de prendre la place des idéologies politiques, ce sont les idéologies religieuses, et ça vient du fait que j’ai lu un livre qui s’appelle Le sacrifice interdit, d’une psychanalyste qui s’appelle Marie Ballmary, elle est chrétienne et psychanalyste, et ce texte me touche. Moi, je suis d’origine juive, après je me suis intéressée à la question de l’interprétation des textes hébraïques. Et dans ce livre j’ai retrouvé l’histoire d’Abraham, père des monothéismes, c’est une histoire que j’avais un peu oubliée. Ces histoires là, la bible, c’est essentiellement utilisé comme des textes de propagande, des armes de guerre, et je me dis que c’est bien de relire ça et d’ouvrir un rapport intime à ces textes là, de les faire résonner aujourd’hui. » 1904

Le choix de l’histoire de Sarah et Abraham n’est donc pas anodin, puisqu’il s’agit de remonter à la partie du récit de la Genèse antérieure à la séparation des religions, antérieure donc aux ferments de la division et des « frontières meurtrières », qu’il s’agisse de leur fondation religieuse ou de leur manifestation géo-politique à l’échelle internationale – Géraldine Bénichou fait ainsi référence explicitement au conflit israélo-palestinien 1905 – ou à l’échelle nationale – elle évoque aussi la montée de l’antisémitisme dans les banlieues françaises à forte population immigrée d’Afrique du Nord. Le texte de la Passerelle procède à un tissage des références religieuses et culturelles : contrairement à la Bible et à la Thora, le texte du Coran n’est jamais explicitement cité, ce que Géraldine Bénichou justifie à la fois par le fait que c’est une référence qu’elle maîtrise mal et par le caractère sacré de ce texte qui n’est pas mis à distance pour les musulmans par une tradition d’exégèse. 1906 Toutefois, une référence à l’Islam est présente par le biais de la formule « Zem Zem », qui revient à plusieurs reprises et renvoie au Pèlerinage à la Mecque. La Passerelle aborde par ailleurs le récit fondateur sous un angle particulier, car, plus que celle d’Abraham, c’est l’histoire de Sarah/Saraï, qui propose à Abraham d’enfanter avec leur servante Agar parce qu’elle-même est stérile, qui est contée. La question des relations hommes/femmes se mêle donc à celle directement centrée sur les tensions entre les religions, et le trajet géographique accompli par le couple se double d’un trajet intérieur pour Saraï, qui devient Sarah. Les Passerelles Sarah, Agar et les autres ont d’ailleurs abouti à un spectacle de Géraldine Bénichou créé au TNP de Villeurbanne le 02 mai 2007 et intitulé Anna et ses soeurs, qui ne porte plus la trace directe des récits de la Genèse, et a pour fil conducteur des récits d’exil féminins.

Notes
1904.

Source : Entretien personnel déjà cité.

1905.

Même source.

1906.

Je commence à aller dans les foyers et au départ j’ai un peu peur, parce que c’est pas des juifs que je vais rencontrer, c’est essentiellement des musulmans. Moi j’arrive avec ma culture judéo-chrétienne et je sais pas ce que ça va faire, parce que c’est une histoire qui est commune à la Bible et au Coran. Moi j’essaye de lire le Coran mais je ne peux pas, je ne comprends pas, et puis, tu ne cites pas le Coran comme tu cites la Bible, tu le cites pas approximativement, tu le cites dans le texte ou rien. Salah, le chanteur, et Ishem, m’ont raconté comment on apprenait le Coran à l’école. Salah s’était fait frapper par son maître parce qu’il avait mis « etc » au lieu de réécrire une phrase. » Géraldine Bénichou, même source.