ii. Anna et ses soeurs, un spectacle de « création documentaire ».

Depuis que le travail des Passerelles a commencé en 1998, les spectacles montés par Géraldine Bénichou portent de plus en plus la trace des Passerelles, et procèdent de plus en plus par le tissage des liens, des voix et des textes. Par le biais d’enregistrements, les voix des participants aux Passerelles étaient déjà présentes sur le plateau du Cri d’Antigone 1907 , spectacle dont le principe initial était celui d’un montage autour du roman de Henri Bauchau, mais que les Passerelles firent évoluer au point que « le projet dramaturgique » du spectacle devienne le fait qu’Antigone « raconte son histoire et que le plateau se peuple d’autres gens qui racontent la même histoire, ou des histoires auxquelles le mythe fait écho ». 1908 Le problème essentiel qui se pose à Géraldine Bénichou dans la construction du spectacle tient d’ailleurs au fait qu’elle « n’arrive pas à trouver la transposition ». 1909 Et peu à peu, les voix du présent – et le travail des Passerelles – ont pris le pas sur les grands textes du passé, au point que pour Anna, sous-titré « spectacle de création documentaire », la metteur en scène renonce à avoir un « grand » texte d’appui  pour ne conserver « que des enregistrements sonores et des textes […] récoltés » au fil des Passerelles :

‘« Anna vit en France mais elle vient d’ailleurs. Anna est juive, musulmane ou kabyle d’Algérie. Anna a quitté son pays en 1962, ou peut-être en 1991 à moins que ce ne soit en 2001. Anna est rwandaise, elle a fui le Génocide. Anna est malienne, elle a refusé son mariage forcé. Anna est iranienne. Elle était institutrice à Kaboul. Anna livre les mots de son exil. Anna est un spectacle composé à partir d’extraits d’interviews, témoignages et textes littéraires autour de l’exil. 
En scène : un trio composé d’une actrice (Madeleine Assas), d’un chanteur (Salah Gaoua) et d’un guitariste (Philippe Gordiani). Ils nous invitent à traverser les chemins d’exils parcourus par toutes celles dont les voix et les paroles constituent les multiples visages d’Anna.
[…] Une forme artistique où documentaires sonores et visuels se tissent au texte, au chant et à la musique pour donner voix aux réalités d’aujourd’hui en déployant un univers onirique où ceux qui écoutent pourraient un instant se mettre à la place de ceux qui racontent. Une tentative d’ouverture aux multiples réalités intimes et sociales qui nous entourent : tel est l’enjeu de ce que nous choisissons d’appeler aujourd’hui un théâtre de création documentaire. 
Avec la création d’ANNA, nous abordons l’exil à travers l’histoire d’une vingtaine de femmes. L’enjeu artistique de la création d’ANNA est d’inventer un univers sensible qui invite les spectateurs à partager un instant l’expérience des exils de toutes celles que nous avons rencontrées et dont les voix et les paroles constitueront les multiples visages d’ANNA. » 1910

Dans ce spectacle, Géraldine Bénichou va jusqu’à inclure sa propre histoire familiale au pot commun des récits collectifs, puisque la première voix qui se fait entendre par la bouche de la comédienne Madeleine Assas est celle de sa propre grand-mère, une pied-noir juive, partie d’Algérie en 1962, qui exprime à la fois l’intensité des liens entre algériens et « français d’Algérie », entre musulmans et juifs, et le refus de ce lien, recouvert par un racisme explicite dont la force dit celle du déni dont il est la conséquence, chez cette femme qui avoue avoir été amoureuse d’un Algérien non juif ( et peut-être musulman) avant de se marier par raison avec un juif, tout en clamant qu’ « on peut pas vivre avec les Arabes. » Dans ce spectacle, la voix de Diaminatou se fait également entendre, directement cette fois, par le biais d’un enregistrement, et le tissage opère cette fois au niveau des voix : « Quand Madeleine rentre en imitant quasiment la voix de Diami et que petit à petit c’est sa voix de femme qui donne à entendre la colère contenue de cette enfant, d’un seul coup, tu entends le texte. » 1911 Et cet autre récit de vie se mêle avec un texte à la fois plus littéraire, plus réflexif et plus tragique, le témoignage de Charlotte Delbo, une communiste déportée à Auschwitz, qui porte moins sur son expérience personnelle que sur la question de la transmission de cette expérience. Et, pour Géraldine Bénichou, le tissage de ces récits permet que se crée une communauté d’expérience sensible pour le spectateur, parce que « de [s]a grand-mère à Charlotte Delbo, le changement c’est qu’il y a une place possible pour la compréhension de l’autre et pour la transmission à l’autre. » 1912 Le spectacle dit donc à la fois la division et la possible, la pensable réconciliation, en la faisant éprouver au spectateur par l’entremêlement des récits et des voix comme par le partage des expériences et des émotions, susceptible de fédérer par-delà les antagonismes sociaux et identitaires.

Notes
1907.

Spectacle créé dans une première version à la Comédie de Saint-Etienne en mars 2004, et dans une seconde version au Nouveau Théâtre du 8ème à Lyon en juin 2004.

1908.

Source : Entretien personnel déjà cité.

1909.

Même source.

1910.

Géraldine Bénichou, présentation du spectacle Anna, site du Théâtre du Grabuge.

Source : http://www.theatredugrabuge.com/infos.html

1911.

Source : entretien personnel déjà cité.

1912.

Même source.