Conclusion. Tissage et métissage des textes, des histoires, des voix, des expériences et des appartenances au service de la création d’une communauté (pré-)politique sensible.

Le travail d’écriture permet une appropriation du langage qui joue à la fois un rôle dans le développement individuel et un rôle d’intégration à la communauté, comme chez Armand Gatti. Pour Géraldine Bénichou, « quand la lune brille, le plus malheureux n’est pas l’aveugle mais le muet » 1915 , et la violence vient souvent d’une incapacité à formuler ses sentiments qui, faute de s’exprimer par la médiation du langage, et d’être ainsi mis à distance et transfigurés, se manifestent dans toute leur force et leur brutalité. La Passerelle permet également de fédérer concrètement les individus en un projet commun, par le tissage de leurs histoires individuelles en un vaste récit commun, mais aussi par le temps passé ensemble durant l’atelier, par le trac partagé au moment de la présentation, par les mains serrées au moment du salut. La Passerelle est un événement en ce qu’elle marque donc un avant et un après dans la vie des participants. A ce titre, parce qu’elle s’est étendue le plus longtemps, la Passerelle Dis-moi pourquoi dans le secret tu pleures et tu soupires à Eragny sur Oise au printemps 2006 est sans doute celle dont l’impact a été le plus important. La présentation de la Passerelle s’achevait sur un dialogue entre une tirade d’Ulysse, lue par Géraldine Bénichou, et la réponse des participants : «  Étranger, dis-moi pourquoi dans le secret tu soupires et tu pleures / Si les Dieux ont filé la ruine des hommes / C’est pour qu’on chante leurs malheurs à l’avenir. / Étranger, dis le nom que chez toi te donnaient tes parents. / Dis-moi, quels sont ta terre, ta cité, ton peuple. » Chacun des participants de la Passerelle, artistes et habitants d’Eragny mêlés, déclina ensuite son identité, comme l’avait fait Ulysse au cours des épisodes tirés du texte Homère : « Je suis… Né à… Noble citoyen(ne) de… » A la différence de l’identité officielle, chacun était libre de ne mentionner que son prénom ou son nom, et de formuler une appartenance privilégiée, se réclamant « noble citoyen de France » ou « d’Eragny », l’appartenance à la communauté nationale n’étant d’ailleurs que rarement revendiquée. Cela s’expliquait entre autres par le fait que dans ce quartier à forte population immigrée, le sentiment d’appartenance locale n’est déjà pas éprouvé avec évidence par les habitants. Dans le cas de Diaminatu Gueye, le fait de se proclamer « noble citoyenne » était d’ailleurs d’autant plus fort qu’à ce moment là, elle n’avait pas encore obtenu de papiers et n’avait pas la nationalité française. Le sentiment d’appartenance créé par la Passerelle a donc précédé l’appartenance de fait à la communauté civique – et l’a sans doute conditionnée en partie : la jeune fille obtint ses papiers quelques semaines après la présentation, et téléphona immédiatement à Sylvain Bolle-Reddat pour le remercier, estimant être redevable au Grabuge autant pour la lettre que l’équipe avait écrite à la préfecture que pour le soutien quotidien et l’intégration à un projet collectif. Géraldine Bénichou nuance la portée de cette aide, estimant que « ce n’est pas grâce à nous, c’est elle. On a été des intermédiaires, on lui a permis de s’intégrer à un projet et à des gens, de s’ouvrir, de connaître des gens, de faire confiance aux autres et de prendre de l’assurance. » 1916 Il n’en reste pas moins que l’impact de la Passerelle a été décisif pour la jeune fille, comme il l’a été plus largement pour l’ensemble des participants, qui décidèrent ensuite de fonder une association intitulée « Les nobles citoyens d’Eragny. » Cette association a organisé plusieurs sorties culturelles 1917 et, quelle que soit sa longévité, son existence même atteste de la volonté des participants à la Passerelle de prolonger la communauté créée par le travail avec le Grabuge,ainsi que de la conscience qu’ils ont eue de l’enjeu politique de ce travail, et atteste donc de la transfiguration des participants des passerelles en une communauté non seulement théâtrale mais politique. Le travail du Théâtre du Grabuge, comme celui de Kumulus ou celui d’Armand Gatti, vise donc à fédérer des individus isolés ou regroupés par ce qui les oppose à d’autres groupes, en une communauté sensible, dans et par une pratique théâtrale fédératrice : la dualité des statuts de spectateur et d’acteur est transcendée et transfigurée par une circulation des rôles et des places des « spect-acteurs » ; les grands textes littéraires du passé se voient réactivés dans leur statut de patrimoine commun par le dialogue instauré avec des récits écrits au présent ; les trajets individuels se fondent en un récit collectif – une histoire et un texte créés par la mise en commun ; l’assemblée théâtrale ainsi constituée renoue donc avec la définition antique mythique du théâtre ontologiquement politique, tout en répondant à la désagrégation contemporaine du lien politique entre les individus. Et l’on peut considérer à ce titre que les Passerelles franchissent une étape supplémentaire dans la refondation de la communauté politique, en ce qu’elles permettent non seulement de recréer le lien social, pré-politique au sens où il constitue le préalable sensitif et émotionnel nécessaire pour qu’émerge un sentiment de commune appartenance et une volonté de « vivre ensemble », comme le font les projets de Kumulus et de Armand Gatti, mais permettent de créer une véritable communauté politique en tant que telle, et transfigure les participants – de manière éphémère certes – en communauté de citoyens qui se vivent comme tels.

Notes
1915.

Même source.

1916.

Même source.

1917.

Cette association a entre autres sorties culturelles organisé au printemps 2007 la venue en bus des participants de l’Odyssée Eragny de 2006 à Bourg-en-Bresse pour voir le spectacle « Dis moi pourquoi… » crée avec les habitants de Bourg-en-bresse. Après la représentation, le Théâtre du Grabuge avait organisé un repas où les cinquante habitants de Bourg en Bresse ayant participé à l’Odyssée ont rencontrés les trente habitants d’Eragny sur Oise.