La cité de refondation de la communauté théâtrale et politique part du constat double d’un effondrement de l’idéal révolutionnaire de gauche, et d’une désagrégation du lien politique – constat qui se trouve au principe de la cité du théâtre postpolitique. Mais, parce que le théâtre n’est pas ici conçu comme un discours critique sur le monde, le pessimisme anthropologique et politique n’a pas la même portée, et n’oblitère pas la possibilité d’un théâtre politique considéré avant tout comme une démarche pragmatique oeuvrant à re-créer le « vivre ensemble ». Cette cité renoue ainsi avec l’idéal de démocratisation du public et d’accomplissement d’une mission de service public, à l’endroit même où la cité du théâtre politique œcuménique a renoncé. Fondée sur le principe d’un « bien commun » qui constitue son principe supérieur commun, la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique renouvelle en effet la prise en compte du « non-public » en l’appréhendant dans sa diversité, par le biais d’un renouvellement de la relation scène-salle et une ouverture des lieux théâtraux sur la Cité.
Le non-public, c’est d’abord un « public-cible », dont l’exclusion de la communauté théâtrale correspond à une exclusion ou à tout le moins une marginalisation au sein de la communauté sociale et politique. Le théâtre œuvre donc à créer une micro-communauté éphémère unissant artistes et population au sein d’une pratique fondée sur une appropriation du langage et de la scène, par un travail qui articule souvent atelier d’écriture, atelier de jeu et présentation, et qui mise donc sur la circulation des statuts d’auteur, d’acteur et de spectateur. Cette micro-communauté peut être considérée comme une communauté transitoire, préalable nécessaire à l’intégration à une communauté plus vaste, tout comme se veut transitoire et préparatoire le mode de mise en relation des individus et des sous-groupes en une communauté sensible : le fait d’éprouver émotionnellement et physiquement un sentiment d’appartenance commune vaut comme propédeutique à la construction intellectualisée d’un sentiment du collectif. La cité de refondation de la communauté théâtrale et politique peut donc s’envisager comme espace public non pas en ce qu’elle entend constituer un espace de débat ni participer au débat démocratique, mais en ce qu’elle œuvre à créer un « lieu commun » où puisse s’éprouver le « bien commun ». Cette référence à l’espace public est d’ailleurs au cœur de l’autre acception du non-public, qui ne renvoie pas uniquement à une population-cible mais à l’ensemble de la population, car l’exclusion de la sphère théâtrale déborde si largement le cadre de l’exclusion sociale et culturelle que l’on peut considérer que c’est à présent le théâtre qui est exclu de la société. La référence au non-public comme ensemble de la population constitue un défi adressé à la définition du théâtre comme « service public », et la fin des années 1980 coïncide avec un renouveau de la prise en compte de cette notion par les politiques culturelles publiques.
De 1989 à 2007, l’enjeu principal semble être celui de l’articulation entre la mission sociale et la légitimité artistique des pratiques théâtrales, dans le contexte d’une forte évolution des financements publics du théâtre. Le caractère problématique de cette articulation va de pair avec la démultiplication des financeurs publics, de l’échelle nationale à l’échelle locale, des lignes budgétaires culturelles à celles dédiées au social. L’on assiste ainsi, particulièrement depuis 2003, à une radicalisation de la justification de la culture par sa mission sociale au niveau des pouvoirs publics régionaux et surtout locaux, et la spécificité de la mission de l’artiste et du théâtre au regard de celles des travailleurs sociaux et des projets à visée strictement sociale tend à s’amenuiser. Cette évolution suggère ainsi que le clivage gauche/droite persiste dans une certaine mesure, de même que l’influence de la ligne décidée à l’échelle nationale, bien que l’Etat ne soit plus le financeur principal de la culture ni de la politique de la ville. 1918 Cette évolution radicalise également les deux écueils sur lesquels peut buter la volonté d’articuler la mission sociale et la mission artistique du théâtre, que sont d’une part la disparition de la dimension artistique au profit d’une instrumentalisation radicale du théâtre en vue d’une mission sociale, et d’autre part la séparation des pouvoirs – mission sociale hors des institutions théâtrales, mission artistique dans les institutions théâtrales, les deux sphères ne coïncidant pas plus que les publics et les lieux théâtraux qui leur sont respectivement associés. Si le développement de la politique de la ville, qui implique des financeurs étrangers à toute ambition culturelle, induit de plus en plus souvent au fil de la période 1989-2007 le premier écueil, les acteurs culturels pensent quant à eux les nouveaux projets institutionnels précisément pour les éviter tous deux, qu’il s’agisse des Scènes Nationales créées en 1989 par B. Faivre d’Arcier, du théâtre de rue de plus en plus souvent rebaptisé « théâtre dansl’espace public », ou encore des « nouveaux territoires de l’action culturelle » que sont les « lieux intermédiaires » et autres friches, qui après s’être développés hors de l’institution théâtrale dans les années 1970-1980, lui sont intégrés à partir des années 1990 au point que l’on considère depuis le début des années 2000 que c’est essentiellement par ces pratiques et ces lieux qu’est renouvelée l’institution théâtrale.
Cette préoccupation des acteurs institutionnels va évidemment de pair avec celle des artistes impliqués dans ces nouvelles structures et ces nouveaux projets, et les différents exemples que nous avons pu analyser (Kumulus, A. Gatti, le Théâtre du Grabuge) ont en commun d’appréhender le théâtre comme une démarche qui intègre le spectacle à un travail de longue haleine (ateliers) qui permet de faire collaborer les artistes et des populations caractérisées soit par leur statut d’individu ou de sous-groupe fermé sur soi, à l’heure où les références à un « bien commun » et à un « espace public » susceptibles de fédérer une communauté et de transcender les clivages à l’échelle des individus comme des groupes sociaux, sont attaquées tant par l’évolution d’une société qui tend de plus en plus à mettre en concurrence les individus, que par la recomposition de sous-groupes fondés non plus sur l’appartenance sociale mais sur une identité « commaunautaire » marquée par le repli sur l’identique et la crainte/haine de l’autre. « "Le commun" est opposé au "comme un." Le commun est entre. Et donc, c'est à l'opposé de l'un, et d'un totalitarisme unifiant, totalitaire. […] Le partage du sensible ne peut se faire qu'à condition que l'autre ne soit pas une cible. Et que le sens ne soit pas une cible et que, par conséquent, quelque chose de "l'entre" et du mouvement soit toujours présent. » 1919 Tout l’enjeu du théâtre tient donc non seulement dans un travail d’appropriation du langage et de la scène conçus comme outils d’intégration sociale, mais dans un tissage des histoires et des voix individuelles en un récit théâtral commun qui fonde une mémoire collective et une communauté sensible. Le sentiment d’appartenance à une communauté se fonde sur la participation à un projet commun et le temps passé ensemble, mais aussi et surtout sur le partage d’une émotion qui a valeur de propédeutique à une intellectualisation de ce sentiment d’appartenance à une communauté, dont la caractéristique fondamentale est qu’elle ne préexiste pas véritablement à l’événement théâtral – qui constitue l’avènement de la communauté.
La cité de refondation de la communauté théâtrale et politique opère ainsi à la manière des « contre-espaces publics » théorisés par la féministe Nancy Fraser 1920 , concept qui permet d’actualiser le potentiel démocratique de l’espace public habermassien théorisé à partir du modèle très bourgeois et élitiste des Salons du XVIIIe siècle. Il s’agit de penser cet espace public non plus comme le seul modèle existant ni même comme l’idéal de référence, mais comme le résultat de l’interaction entre de multiples micro-espaces publics qui incluent des « non-publics » politiques et peuvent fonctionner sur un principe a priori contradictoire avec celui du modèle habermassien, l’essentiel tenant donc à leur composition et non à leur fonctionnement. Cette notion de « contre-espaces publics », si elle est envisagée comme un outil transitoire au service de la création d’une communauté fondée sur l’articulation de principes contradictoires que sont ceux de juxtaposition, d’intégration et de métissage, nous paraît bien décrire l’ambition dialectique d’un théâtre qui entend retrouver son statut de « lieu commun » par la prise en compte des identités spécifiques de différents sous-groupes pour les intégrer ensuite à une communauté plus vaste, qui se trouve elle-même en retour transformée et enrichie par ces apports. Cette dialectique dynamique crée ainsi une nouvelle communauté qui transcende la somme des communautés sans pour autant nier la multiplicité des identités et des appartenances, et dessine un espace public en forme de mosaïque 1921 composée de multiples micro-espaces publics à la fois autonomes et articulés les uns aux autres.
La cité de refondation réciproque de la communauté théâtrale et politique se révèle donc animée de tensions dont certaines sont fécondes et inhérentes à sonambition de décloisonnement et de métissage des lieux théâtraux, des formes et des publics, tandis que d’autres ressortissent davantage à des contraintes subies et non revendiquées, qui sont spécifiques à l’évolution de la France entre 1989 et 2007. La vocation rassembleuse revendiquée par les artistes s’accompagne ainsi de la crainte d’une instrumentalisation de leur art au service de la cohésion sociale, tandis que les notions de service public et d’exception culturelle, jadis œcuméniques au point d’être vidées de leur substance, redeviennent au fil de la période les enjeux d’un combat dans un contexte où la référence au bien public et aux services publics ne fait plus consensus, où le slogan « la culture n’est pas une marchandise » prend une force militante inédite. Ces deux éléments de tension correspondent aux lignes de porosité qu’entretient la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique avec la cité du théâtre de lutte politique, et qu’illustrent les notions de « théâtre d’intervention » et de « théâtre documentaire », que nous allons retrouver dans cette dernière cité, mais dotées d’une acception très différente.
A ce titre, bien qu’il soit évidemment impossible d’émettre encore un jugement très construit, l’on peut émettre l’hypothèse que 2007 constitue un tournant dans la définition de la politique culturelle de la France avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, l’arrivée d’une Ministre de la Culture connue pour son militantisme en faveur du mécénat privé, et la théorisation d’une définition résolument festive, populaire et « célébrative » de la culture au sein du groupe Culture de l’UMP.
Marie-José Mondzain, in F. Thomas, (ouvrage coordonné par), L'assemblée théâtrale, L'Amandier, Paris, 2002, p. 75.
Nancy Fraser, « Rethinking the public sphere. A contribution to the critique of actually existing democracy », in Craig Calloung (ed.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, MA :MIT Press, 1992, pp. 109-142.
Bastien François et Erik Neveu, Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques, des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999.