Partie IV. Le théâtre de lutte politique. Agonie, survivance ou renouveau ?

« Le devenu n’a pas encore remporté sa victoire finale. »
Ernst Bloch, Le Principe Espérance I, Paris, Gallimard, 1976, p. 237.

Introduction

Qu’il s’agisse de la cité du théâtre postpolitique, fondée sur un pessimisme anthropologique et politique radical, de la cité du théâtre politique œcuménique, qui fait primer l’engagement artistique sur l’engagement politique et fonde ce dernier sur des principes en définitive plus moraux que politiques, ou de la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, qui évacue la question des principes et du contexte en se fondant sur une démarche essentiellement pragmatique parfois plus soucieuse de cohésion sociale que d’émancipation proprement dite, les trois cités précédemment étudiées prennent acte d’une rupture qui serait cristallisée par l’année 1989 tant sur le plan national qu’international, avec la chute du Mur de Berlin, le Bicentenaire de la Révolution Française, et de manière plus large, le début du second septennat de Mitterrand, et donc la fin de la désillusion de l’espoir suscité en 1981 par l’avènement de la gauche au pouvoir. Et c’est cette rupture d’avec une conception de la politique et de l’histoire conçues comme promesses et processus d’émancipation, qui induit à son tour une rupture avec la définition du théâtre politique pensé dans son articulation au processus d’émancipation, d’où les pincettes utilisées dans chacune des cités précédentes pour manier l’expression « théâtre politique », le souci principal étant de mettre à distance celle du théâtre de combat né au tournant du XXe siècle en France, en Allemagne et en URSS en lien avec le mouvement révolutionnaire, en privilégiant d’autres références historiques plus éloignées (théâtre antique) ou plus complexes dans leur rapport à la lutte politique (le versant rassembleur du théâtre populaire, le théâtre contestataire de Mai 68).

Si les événements fondateurs de la cité du théâtre de lutte politique sont les mêmes que pour les autres cités, en revanche leur interprétation en est radicalement différente, du fait de divergences idéologiques, que ce soit sur le plan de la conception de la politique, de l’histoire, ou du rôle que le théâtre peut jouer. Certes, l’effondrement du bloc soviétique en 1989 marque la fin non seulement de la foi aveugle dans l’idéal révolutionnaire, mais aussi de l’espoir de son avènement comme grand soir qui équivaudrait à la fin, l’aboutissement de l’Histoire. Certes, se pose de ce fait avec une acuité inédite la difficile question du degré et des modalités d’adaptation au système existant – le système économique capitaliste/néolibéral, et le cadre politique de la démocratie de marché – autrement dit le choix entre l’option réformiste et l’option révolutionnaire.

Certes, sur le plan national, le brouillage du répertoire idéologique de la gauche depuis son arrivée au pouvoir, la défiance à l’égard des corps intermédiaires traditionnels et le mouvement de dépolitisation de l’ensemble de la société civile (artistes compris) n’augurent pas d’un contexte favorable au projet politique d’émancipation et leurs conséquences se font sentir tout au long de la période 1989-2007. Pour autant, nous allons voir que ce contexte n’induit pas une disparition mais une reformulation du projet critique, fondé sur le renouvellement d’une définition restrictive de la politique et de l’Histoire pensées en terme de processus d’émancipation, et qui adapte la dialectique marxiste au nouveau contexte mondial en privilégiant momentanément la tactique et non la stratégie. Et c’est ce cadre théorique et pratique qui informe la compréhension du redéploiement de la lutte politique tout au long de notre période au sein de ce que l’on appelle désormais le « mouvement social », les articulations entre le projet critique et la lutte politique se redéfinissant sous des modalités diverses, qui se retrouvent assez logiquement dans les articulations entre la pratique artistique et la lutte politique (chapitre 1), raison pour laquelle la formule « théâtre de lutte politique » nous semble plus pertinente que les expressions « théâtre d’agit-prop », « théâtre militant », ou « théâtre d’intervention ». Si elles constituent des références historiques fondamentales et assumées, ces dernières paraissent incontestablement datées parce que ne prenant pas en compte les évolutions des enjeux de la lutte et de la réflexion sur les conditions de possibilité et les problématiques propres à un théâtre qui prend sens et forme dans et par son articulation avec le projet critique voire avec la lutte politique proprement dite. Par le biais de spectacles autonomes, parfois suivis d’un débat, ou encore de représentations spécifiques qui prennent place dans le cadre de manifestations politiques, le théâtre se met au service de la lutte politique sous des modalités qui vont de la préparation (information, prise de conscience) à la participation directe. En matière de formes investies (théâtre épique, théâtre documentaire) comme dans les thèmes abordés (monde du travail, manquements de la France à ses principes républicains), le théâtre de lutte politique se situe dans une subtile dialectique avec ses prédécesseurs nés au tournant du XXe siècle (chapitre 2.)