a. 1989. Effondrement du modèle révolutionnaire ou avènement d’une nouvelle ère de contestation ?

i. La Chute de l’Empire soviétique et le Bicentenaire de la Révolution : deux événements ambivalents.

La Chute de l’Empire Soviétique constitue un effondrement politique 1922 ainsi que le dernier coup porté à un monde idéologique, mais elle a pu être interprétée par certains comme l’espoir d’un renouveau du projet philosophique critique et du projet politique auxquels l’Empire Soviétique était censément articulé. Ainsi, Noam Chomsky estime que « cet effondrement représentait, paradoxalement, une victoire pour le socialisme. Car le socialisme […] implique au minimum […] le contrôle démocratique de la production, des échanges et des autres dimensions de l’existence humaine. » 1923 De fait, la théorie critique va poursuivre son chemin et de nouvelles formes de contestation vont poindre après – et dans une certaine mesure à partir de – 1989. Et le Bicentenaire de la Révolution – l’événement national qui précède le choc international – va précisément marquer le renouveau de la contestation à cette double échelle. Les cérémonies du Bicentenaire sont certes l’occasion d’une célébration ambivalente des acquis de la Révolution Française 1924 , mais elles sont également l'occasion d'une remise en cause du règne mitterrandien. Après l'euphorie de l'alternance en 1981, qui succédait à vingt-trois années de règne de la droite, les conditions de la réélection de François Mitterrand en 1988 ont été plus troubles et les causes de la victoire plus complexes, après le premier septennat de « socialisme réel » mitterrandien. En 1988 le président sortant joue habilement d'une situation assez maussade et a priori défavorable à son parti. Dès 1983 le chômage augmente, du fait de la conjoncture économique, mais aussi de facteurs imputables aux socialistes, comme la politique de privatisation d'entreprises nationales, de spéculation financière. Face à contexte économique, ainsi qu’aux premières fuites révélant la corruption de l'entourage présidentiel, la stratégie du Parti Socialiste va consister à détourner l'attention des échecs politiques de son camp pour la focaliser sur Jacques Chirac, Premier Ministre depuis 1986 – et lui imputer une partie de ces échecs. De même Mitterrand va contribuer à mettre sur le devant de la scène un ennemi, Jean-Marie Le Pen, brandi comme le spectre de l'extrême droite et plus lointainement du fascisme rampant, permettant ainsi de resserrer les rangs à gauche. Mais, si un front s'unit le temps de la campagne contre la droite et l'extrême droite, le désamour gagne du terrain.

Et la célébration du Bicentenaire, qui coïncide avec le sommet du G7 à Paris, donne lieu à diverses manifestations pour l'annulation de la dette du Tiers Monde, dans lesquelles on peut voir les prémices de l'altermondialisme français, mais qui sont aussi l'occasion d'un bilan en forme de remise en cause de la politique réelle menée par les socialistes à l'aune des principes clamés en 1981. Le 08 Juillet a lieu un défilé de rue politique et festif, sous le slogan : « Ca suffat comme ci ». La journée s’achève sur un concert de Renaud et Johnny Clegg, précédé d'un discours de Renaud qui témoigne de l'évolution de l'ancien soutien aussi médiatique que sympathique à l’égard de « Tonton » : « Cette année, nous devions célébrer les sans-culottes d'hier […] Eh bien nous fêterons ceux d'aujourd'hui : les sans-pain, les sans-travail, les sans-joie, les sans-espoir, les sans-lumière. » 1925 Les manifestations ne consistent pas uniquement en un rejet du Mitterrandisme et de la politique interne à la France, et la contestation comporte un volet plus global. Le 15 Juillet se réunit un sommet alternatif à la réunion du G7. 1926 Ce contre-sommet fait alterner ateliers réunissant des économistes, des représentants d'ONG, et témoignages de victimes de la dette. 1927 Le point d'orgue en est un « sommet de sept peuples parmi les plus pauvres » réunissant des acteurs du Sud venus témoigner des effets de la dette sur leurs conditions de vie. Les journalistes de l'époque sont frappés par cette prise en compte nouvelle du niveau international :

‘« Le Tiers Etat d'aujourd'hui, c'est le Tiers Monde ». « Les héros sont de retour, Che Guevara, Sandino, Nelson Mandela, Eloi Machoro. Les Basques, les Kurdes, le Comité de soutien au peuple tibétain défilent devant la CGT des correcteurs ou les ouvriers de Longwy. En boubou, enfants accrochés dans le dos, des Africaines tapent sur des bidons vides. » 1928

Notes
1922.

Voir supra, partie I, chapitre 1, 1.

1923.

Noam Chomsky, « Le lavage de cerveaux en liberté », Le Monde Diplomatique, août 1989.

1924.

Voir supra, partie 1, chapitre 2, 1.

1925.

Cité par Eric Agrikoliansky, « Du tiers-mondisme à l'altermondialisme : genèse(s) d'une nouvelle cause », in L'altermondialisme en France, La longue histoire d'une nouvelle cause, Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, Flammarion, 2005, p. 49.

1926.

Sur le modèle de ce qui a été fait pour la première fois en 1984 à Londres : le TOES (the other economic summit).

1927.

Le choix de la gauche du socialisme français de se focaliser sur la dette peut s'expliquer par le fait qu'il s'agit là d'un « enjeu lointain, gommant temporairement les divergences de politique intérieure, aux implications familières pour les différents courants du marxisme (l'anti-impérialisme notamment) et aux résonances apolitiques (la solidarité, la lutte contre la misère), cette mobilisation peut se décliner sur autant de registres qu'on recense de groupes de participants. L'antiracisme et la lutte contre l'apartheid […] représentent de plus des thèmes particulièrement mobilisateurs, dans un contexte où l'extrême droite constitue le principal pôle d'identification négative pour réaffirmer la consistance de la catégorie de gauche. » Et enfin « le succès de l'action humanitaire et plus largement l'écho médiatique des grandes campagnes de solidarité à l'égard du tiers-monde, en particulier celles qui mobilisent des rock stars anglo-saxonnes (du concert du Band Aid à la campagne que mène le chanteur Sting pour les indiens d'Amazonie) ont contribué à instituer la solidarité internationale en forme « moderne » et donc attractive, d'action. » Eric Agrikoliansky, op. cit., p. 55

1928.

Anne Chemin, Corine Lesnes et Edwy Plenel, « La fête des sans-culottes », Le Monde, 11 Juillet 1989.