ii. Les prémisses d'une critique d'échelle mondiale par « la gauche de la gauche ».

Ce que récusent les manifestants, c’est ce qu’ils considèrent être un amalgame fait par les tenants officiels du Bicentenaire comme par les dirigeants rassemblés pour le G7 et une majorité des faiseurs d’opinion (élites politiques, médiatiques et intellectuelles), entre démocratie et économie de marché. L’une des images marquantes de la chute du Mur fut en effet celle des citoyens est-allemands déferlant sur Berlin-Ouest pour se transformer en consommateurs occidentaux. De même, dès le mois de janvier 1990, les premières enseignes publicitaires du géant britannique de la publicité Saatchi & Saatchi commencent à recouvrir des pans du Mur de Berlin, reconverti en un gigantesque et lucratif panneau d’affichage. 1929 Les médias relayent l’idée d’une fin de l’histoire et de la révolution, et les différents événements internationaux, dont la portée révolutionnaire paraît pourtant manifeste, vont tous être interprétés comme preuve du désir universel de rejoindre le grand et unique modèle de la démocratie libérale (l’adjectif valant au sens économique et politique.) François Furet se réjouit ainsi du fait que « nous voilà tous réintégrés dans l’équation libérale », lui qui considère que le communisme n’a été qu’une tentative échouée pour « séparer ces deux destins de l’individu moderne, capitalisme et démocratie. » 1930 Lier ainsi la destinée du capitalisme et celle de la démocratie a pour intérêt évident d’invalider par avance toute critique du capitalisme en la faisant passer pour anti-démocratique, et c’est contre cette réduction forcée du champ de la critique que l’extrême-gauche va se resouder. Les cérémonies du Bicentenaire en Juillet 1989 fonctionnent comme une occasion qui permet aux différents acteurs de « la gauche de la gauche » désillusionnés par « la gauche au pouvoir », de se coaliser contre les fastes du mitterrandisme et la raison d'Etat. C'est le moment où commence à s'agglomérer une nébuleuse disparate d'organisations autour de la réaffirmation d'un idéal révolutionnaire qui veut actualiser le potentiel contenu dans la belle et exigeante devise de la République Française. C'est en cela que l'on peut considérer que les manifestations de 1989 constituent le point de départ d'une configuration nouvelle d'acteurs associant partis politiques (communistes, trotskistes, écologistes), syndicats, mouvements chrétiens de gauche, mais aussi militants d'organisations humanitaires et défenseurs des droits de l'homme : « Militants communistes et d'extrême gauche avancent au coude à coude, protégeant une première ligne où Maxime Gremetz, du bureau politique du PCF, côtoie Alain Krivine, de celui de la LCR, qui lui-même donne le bras à l'évêque d'Evreux, Monseigneur Jacques Gaillot. » 1931

En 1989 l'échiquier politique se complexifie et s'étoffe sur sa gauche, à mesure que le Parti Socialiste « gestionnaire » se décale vers le centre et que le PCF et la LCR traversent une crise. Et c’est cette « crise matérielle et symbolique » 1932 des années 1980, qui affecte les organisations de gauche classiques, qui « fournit l'infrastructure sur laquelle se reconstruit la radicalité dans la décennie qui suit. » 1933 La structuration idéologique de la « gauche de la gauche » et de sa traduction politique prend une tournure inédite dans le « mouvement social », nouvel acteur collectif qui va se cristalliser au cours des années 1990, mêlant les organisations anciennes – politiques et syndicales –, y compris celles qui étaient autrefois divergentes (LCR et PCF, tiers-mondistes et anti-impérialistes), aux formes émergentes, notamment les « formes d'engagement à distance mais sans référence politique centrale, comme l'humanitaire » 1934 , dans la lutte contre le nouvel ennemi commun, la mondialisation néolibérale. C’est en ce sens que

‘« l'altermondialisme offre un espace cognitif propice à la reconversion de causes anciennes qui y trouvent de nouveaux alliés tout en conservant leur spécificité. Comme l'illustre le cas français, l'altermondialisme n'est pas le produit mécanique d'évolutions internationales qui s'imposeraient directement aux acteurs nationaux. Ce sont plutôt les transformations politiques internes qui conditionnent le renouveau des mouvements protestataires dans la France des années 1980 et 1990, dont les luttes altermondialistes ne constituent qu'une facette. » 1935

Notes
1929.

François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006, p. 153.

1930.

François Furet, « Les feuilles mortes de l’utopie », Le Nouvel Observateur, 26 avril-2 mai 1990.

1931.

Anne Chemin, Corine Lesnes et Edwy Plenel, « La Fête des sans-culottes », Le Monde, 11 Juillet 1989.

1932.

Eric Agrikoliansky, op. cit., p. 73.

1933.

Idem.

1934.

Idem.

1935.

Idem.