b. Réorganisations et nouveaux enjeux de la lutte politique entre 1989 et 2007.

i. 1995, 1997-1998 : Vers une refondation du mouvement social dans l’altermondialisme ?

La grève générale des services publics en décembre 1995 1936 est déclenchée par le contenu du Plan Juppé, visant une refonte du système de protection sociale et de retraite des fonctionnaires, ainsi que par les méthodes gouvernementales d'imposition de la décision. Mais il s'agit également d'un mouvement anti-européen au moins autant qu'altermondialiste, lié à la signature du Traité de Maastricht en 1992. Pierre Bourdieu a ainsi interprété le combat des grévistes comme la volonté de préserver le niveau étatique contre « la tyrannie des experts » 1937 des instances supranationales « type Banque Mondiale et FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, "les marchés financiers", qui n'entendent pas négocier mais expliquer » 1938 , et donc, fondamentalement, comme un mouvement de « reconquête de la démocratie contre la technocratie ». 1939 Puis, fin 1997, c’est L'AMI qui relance la machine de la contestation. L’Accord Multilatéral sur les Investissements, en négociation depuis 1995 dans le cadre de l'OCDE,

‘« consiste dans la libéralisation des conditions d'investissement des firmes multinationales sur les territoires des pays qui signent l'accord, donnant même la possibilité aux entreprises de traduire en justice les Etats si les conditions de concurrence entre les entreprises subissent une distorsion sur le territoire considéré. De fait, la signature de l'AMI équivaudrait à une perte de pouvoir importante des Etats, au profit notamment des firmes multinationales. » 1940

La contestation est certes moins ample qu’en 1995, mais néanmoins conséquente, et c’est cette fois le monde culturel qui se trouve à la pointe du combat, car l'AMI est perçu comme une grave menace contre le principe d'exception culturelle. Le mouvement des sans 1941 , qui commence à s'étendre à une échelle supra-étatique, européenne ou transnationale, s'investit également. Intellectuels, artistes et précaires s'unissent donc une fois de plus mais avec un objectif de fond plus conscient, estimant qu'au-delà des différences en termes d'appartenance sociales et de capital culturel, leur cause est commune, fondée et soudée par l'opposition au modèle émergeant de la mondialisation néolibérale. Ce front se dessine d'autant plus nettement que cette année voit également la création de l'association ATTAC, suite à la parution d’un éditorial d’Ignacio Ramonet dans Le Monde diplomatique intitulé « Désarmer les marchés », en décembre 1997. Après avoir dénoncé l’État mondial et le pouvoir sans société qu’incarnent le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OCDE et l’AMI, l'éditorialiste conclut par un appel à s’organiser au niveau mondial et à « créer, à l’échelle planétaire, l’organisation non gouvernementale Action pour une taxe Tobin 1942 d’aide aux citoyens - ATTAC - [...], [un] impôt mondial de solidarité ». L'acronyme va signifier ensuite l’Action pour une Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens, insistant donc sur l'idée d'une citoyenneté macroscalaire, détachée de l'échelle nationale et en phase avec le « système-monde » 1943 . L’association est aussi l'occasion d'une utilisation alternative des nouveaux médias puisqu'elle se constitue notamment sous forme d’un débat sur Internet. Ayant déposé ses statuts le 3 juin 1998, ATTAC va devenir l’un des fers de lance de la contestation altermondialiste, qui se densifie au fil des forums sociaux mondiaux et européens. Le contre-sommet de Gênes du G7 en 2001, du fait de la violence de la répression policière, marque une étape du mouvement altermondialiste, avant qu’à l’échelle nationale proprement dite, la contestation sociale ne se ravive avec le conflit des intermittents durant l’été 2003, puis la mobilisation contre le référendum sur la constitution européenne en 2005, et contre le CPE au printemps 2006. Les émeutes dans les banlieues à l’automne 2005 attestent que les relations entre les différents groupes sociaux sont tous sauf apaisées et que la conflictualité règne en maîtresse, bien que celle-ci n’atteigne pas nécessairement le statut de lutte politique. La contestation sociale ne peut selon nous recevoir l’appellation de lutte politique que dans la mesure où les personnes impliquées formulent les problème en des termes politiques et articulent leur action (parfois violente) à une revendication politique. Ce qui soulève deux séries de questions, la première ayant trait à la composition de la population en lutte, et la seconde à la définition précise de ce qu’il faut entendre en ce cas par « lutte politique » et, subséquemment, par « politique ».

Notes
1936.

« Les grèves de décembre 1995 : Un moment fondateur ? », Jean-Gabriel Contamin, ibid, pp. 233-263.

1937.

Pierre Bourdieu, « Contre la destruction d'une civilisation », intervention à la Gare de Lyon en décembre 1995, reprise in Contre-feux, Paris, Liber, Raisons d'agir, 1998, p. 31.

1938.

Idem.

1939.

Idem.

1940.

Daniel Mouchard, op. cit., p. 317.

1941.

Voir supra, partie II, chapitre 2, 3, a.

1942.

James Tobin prix Nobel d’économie américain, proposa dès 1972 une taxe modique sur toutes les transactions des marchés des changes destinée à la fois à stabiliser ces transactions et à procurer des recettes à la communauté internationale.

1943.

Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exil, 2000.