iii. Nouveaux visages et nouveaux enjeux de la lutte politique.

Les militants des « nouveaux mouvements sociaux » des années 1990 sont pour certains d’anciens combattants de luttes antérieures, mais les nouvelles luttes que l’on peut regrouper au sein de ce que les chercheurs nomment la « nébuleuse altermondialiste » ont également suscité nombre de nouvelles vocations, et donc de primo-militants, qui acceptent d’intégrer les nouvelles organisations plus souples dans leurs structures comme dans leur contenu idéologique. Tant dans sa composition que dans ses positions, le militantisme actuel s’inscrit donc dans une relation complexe à l’égard des luttes antérieures comme des corps intermédiaires préexistants. 1944 Et au-delà des relations concrètes diverses entre anciennes et nouvelles organisations, il semble qu’une différence de fond se soit produite du fait d’une défiance à l’égard des « tyrannies du nous » 1945 à l’œuvre dans la plupart des formes traditionnelles de lutte, définies précisément par « la valorisation du nous politique » 1946 . Le sociologue Philippe Corcuff voit dans cette nouvelle tendance moins une nouveauté radicale qu’une forme de résurgence de l’« humeur "anarcho-syndicaliste" faite de défiance à l’égard de la politique institutionnelle. » 1947 Mais, qu’il s’agisse d’une caractéristique inédite ou du développement d’une tendance jusque là minoritaire, le militantisme actuel semble caractérisé par le primat de l’individu sur le groupe, le refus d’abandonner conscience et liberté individuelles à la ligne d’une organisation hiérarchisée, ce qui renforce d’ailleurs la désertion des syndicats et partis traditionnels ainsi que la forte diminution du militantisme de type professionnel. « Les nouveaux militants se laissent moins facilement déposséder au profit des dirigeants et tentent d’imposer des mécanismes de rotation des tâches et de contrôle des élus. On travaille davantage "en réseau", c’est-à-dire dans des normes non nécessairement permanentes de coordination » 1948 - et nous avons vu précédemment que certains réseaux de théâtre au service de causes politique fonctionnent sur le même principe, comme le théâtre-action. 1949 Ces nouvelles modalités de la lutte, qui se retrouvent dans le discours des artistes et dans leurs pratiques théâtrales ne témoignent pas uniquement d’une évolution de l’individu et de la volonté de tirer les leçons de « deux siècles d’expériences subversives » 1950 , elles s’expliquent par une évolution des enjeux de la lutte.

En premier lieu, le mouvement social, qui se caractérise aujourd’hui par un mélange entre anciennes et nouvelles structures de militantisme comme entre anciens et nouveaux personnels militants, permet de combiner les avantages de la critique sociale – centrée sur le concept de lutte des classes et d’égalité – et de la critique artiste – centrée sur l’exigence d’un épanouissement individuel 1951 – puisque « la critique sociale, lorsqu’elle n’est pas modérée par la critique artiste, risque fort, comme nous l’avons vu avec l’Union Soviétique, de faire fi de la liberté, tandis que la critique artiste non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur ». 1952 C’est en ce sens que « les nouvelles formes de contestation qui s’appuient sur des nébuleuses de groupements aux objectifs divers » 1953 peuvent représenter une solution inédite à ce vieux dilemme, puisque, « par cette forme organisationnelle, est garantie, d’une part, que chaque revendication est forte puisqu’elle est prise en charge par certains groupes qui s’y consacrent et, d’autre part, que toutes sont présentes et obligées de dialoguer. » 1954 De plus, outre qu’elle permet cet auto-contrôle face aux éventuelles dérives inhérentes aux deux grandes formes de militantisme (respectivement incarnées dans le passé par le modèle anarchiste et le modèle hiérarchisé, pour schématiser), la nouvelle organisation du mouvement social permet également de répondre à une plasticité dans la détermination de l’enjeu politique des luttes. On dit beaucoup que la caractéristique du nouveau militantisme tient au fait qu’il serait dépourvu de l’ambition de construire une nouvelle société à partir du mouvement social. Sur ce point P. Corcuff note une différence radicale avec « l’anarcho-syndicalisme flamboyant du début de XXe siècle. » 1955 Il s’agirait désormais d’une « version profil bas de l’anarcho-syndicalisme, où le mouvement social représente simplement un contre-pouvoir face à des institutions politiques vues comme essentiellement corruptrices. » 1956 De fait, le militantisme nouvelle formule s’accommode parfois d’une forme de rejet de la politique, ce qui explique le développement des luttes pour des causes ponctuelles, non corrélées à une remise en question systémique et radicale, compatibles avec l’absence d’un projet critique global. La lutte contre le racisme, la défense de l’environnement ou des enfants maltraités, si elles peuvent être appréhendées comme autant de volets d’une lutte plus globale et cohérente, peuvent aussi être abordées de manière autonome, sans souci d’articulation à des remises en cause plus systémiques, et se situer uniquement dans le cadre de la politique de la pitié. 1957 Des combinaisons inédites de radicalité (dans l’aspiration à une société radicalement différente, où la vie et les solidarités collectives ne seraient pas écrasées par la toute-puissance de l’argent) et de pragmatisme (la recherche d’effets concrets sur la réalité, sans attendre un quelconque "grand soir") s’esquissent » 1958 donc au sein du mouvement social, et la devise « agir local, penser global », si elle permet parfois d’éluder le second terme en le repoussant à une étape ultérieure de la lutte, ne l’occulte cependant pas complètement.

L’objectif d’un projet critique global semble toujours présent – quoique de manière intermittente et diverse pour les nouveaux militants intégrés aux associations issues de la société civile et les anciens militants et anciennes structures d’autre part – à mesure qu’un nouvel ennemi prend consistance. Citant entre autres les émeutes de Los Angeles en 1992, la lutte des Indiens du Chiapas depuis 1994, ou les grèves de 1995 en France, Michael Hardt et Antonio Negri estiment qu’après les grands cycles de lutte qui ont caractérisé le XXesiècle jusqu’aux années 1970, basés sur un internationalisme prolétarien aujourd’hui dépassé, émergent désormais des luttes qui ont pour caractéristique d’être fermement enracinées dans des conditions locales précises, mais toutes sous-tendues par une critique violente du système mondial. 1959 Et la « tâche politique » 1960 de ceux qui luttent – et parmi eux des intellectuels et des artistes – « n’est pas simplement de résister à ces processus mais de les réorganiser et de les réorienter vers de nouvelles fins. » 1961 Il s’agit donc de « théoriser et agir dans et contre » 1962 ce que les auteurs nomment l’Empire, ce « sujet politique qui règle effectivement les échanges mondiaux » 1963 et qui constitue aujourd’hui le « pouvoir souverain qui gouverne le monde » 1964 . Si cette appellation est contestable et contestée, il n’en reste pas moins qu’elle permet de désigner un adversaire global et consistant, dont l’arme nouvelle est double. D’une part, cet ennemi tentaculaire et protéiforme peine à être défini de manière unifiée, ce qui rend la lutte difficile. Et d’autre part, la lutte contre le modèle actuel, du fait des échecs antérieurs des modèles politiques et idéologiques alternatifs à l’alliance actuellement dominante d’un système politiquement démocratique et économiquement capitaliste/libéral, est souvent renvoyée à son impossibilité par principe. Pour les tenants du théâtre de lutte politique, nous verrons ainsi que la lutte est à mener également contre l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à la situation présente – et TINA 1965 considéré comme un ennemi aussi séduisant qu’anesthésiant, et donc comme l’arme la plus efficace du modèle politique et idéologique dominant.

Notes
1944.

En témoigne le statut de la CGT à l’intérieur de la nébuleuse altermondialiste. Voir Sophie Béroud, « La CGT, entre soutien distancié et refondation de l’activité internationale », in Altermondialisme, la longue histoire d’une nouvelle cause, op. cit., pp. 291-316.

1945.

Philippe Corcuff, « Dévalorisation de la politique, individualisme et nouvelles formes d’engagement », in A gauche !, Paris, La Découverte, 2002, p. 118. Cité par Marine Bachelot, Pratiques et mutations du théâtre d’intervention aujourd’hui, en France, Belgique, et Italie, Mémoire de DEA de Lettres Modernes sous la direction de Didier Plassard, Université Rennes 2, 2002, p. 31.

1946.

Idem.

1947.

Idem.

1948.

Ibid, p. 120.

1949.

Voir supra, Partie III, chapitre , 2, 2, d.

1950.

Michael Hardt et Antonio Negri, op. cit., p. 495.

1951.

Voir supra, Partie I, chapitre 1, 1, c.

1952.

Luc Boltanski, in « Vers un renouveau de la critique sociale », Entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello, recueilli par Yann Moulier Boutang, Revue Multitudes, mis en ligne novembre 2000, disponible à l'adresse http://multitudes.samizdat.net/-Mineure-Nouvel-esprit-du-.html

1953.

Eve Chiapello, idem.

1954.

Idem.

1955.

Philippe Corcuff, op. cit., p. 120.

1956.

Idem.

1957.

Sur la définition de la politique de la pitié, voire supra, Partie II, chapitre 2.

1958.

Philippe Corcuff, op. cit., p. 120.

1959.

Michael Hardt et Antonio Negri, L’Empire, op.cit, pp 79-83.

1960.

Ibid., p. 20.

1961.

Idem.

1962.

Ibid., p. 21.

1963.

André C. Drainville, « Recension de Empire », in Politique et Sociétés, Vol. 20, no 2-3, Montréal, 2001. Article consultable en ligne à l’adresse http://www.unites.uqam.ca/sqsp/revPolSo/vol20_2-3/vol20_no2-3_rainville.htm

1964.

Idem.

1965.

TINA : There is no alternative, selon la formule consacrée par Margaret Thatcher.