c. Lutte politique et définition restrictive de la politique comme processus de montée en généralité et conflictualisation.

Nous avons distingué plus haut la lutte politique de la lutte sociale, en considérant que la première, qui nous paraît caractéristique de la cité du théâtre de lutte politique, est conditionnée à une articulation entre telle cause ponctuelle et une remise en question globale, tandis que la seconde, à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique et dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, peut se satisfaire du niveau local, et ne nécessite pas la désignation d’un ennemi, pouvant se concentrer sur les victimes. Il importe de justifier à présent ce parti pris. Dans notre introduction et au cours de nos parties précédentes, nous avons déjà mentionné différentes définitions de la politique : la politique entendue comme ensemble des affaires de la Cité discutées dans et par le débat démocratique et la politique de la pitié, deux définitions actives au sein de la cité du théâtre politique œcuménique ; la politique comme vivre ensemble qui fonde la cité de refondation de la communauté politique ; tandis que la cité du théâtre postpolitique se fonde quant à elle sur un pessimisme anthropologique et politique radical qui articule donc a contrario la politique à un espoir de changement positif. Et il semble que la cité du théâtre de lutte politique prenne pour définition le revers de cette sombre médaille, et active une définition de la politique entendue comme processus d’émancipation de l’homme et de transformation de la société. Un détour par la science politique va permettre de mieux cerner les contours de cette autre définition de la politique. Au terme de nombreux et âpres débats, et pour sortir de l’alternative entre une définition légitimiste restreinte centrée sur le champ politique institué 1966 et une définition trop lâche qui dilue le politique dans le social, certains politologues élaborent aujourd’hui une définition de la politique centrée sur la notion de politisation, processus qui a lieu « quand l’individu voit dans une situation non pas le lieu d’un désaccord mais celui d’un clivage entre deux façons de voir le monde. » 1967 Cette approche a pour fondement « un invariant anthropologique » 1968 , l'existence du conflit dans toute société. « Il n’existe pas de société humaine sans tensions ni conflit (...) Une société ne peut exister sans des procédés de résolution des tensions, de règlement des conflits, que ces procédés soient ou non violents et coercitifs. » 1969 Quelle que soit la variété des formes d'organisation sociale (Etat ou non, démocratie ou système totalitaire…), « il n'y a pas de société sans conflit, les différences entre les sociétés tenant aux modes de résolution des conflits adoptés. » 1970 En ce sens, la politique serait définie par sa fonction, comme ce qui a pour tâche de formuler et de gérer les conflits sur le plan collectif : « le politique se repère essentiellement par sa fonction, qui est la régulation sociale, fonction elle-même née de la tension entre le conflit et l’intégration dans une société. » 1971 Dans leurs récents travaux sur les nouvelles modalités de repérage du politique, partant du principe selon lequel la référence au champ politique institutionnel ne suffit pas à ce qu’on puisse parler de politisation 1972 , Florence Haegel et Sophie Duchesne distinguent deux dimensions de la politisation, d’une part le rapport aux acteurs du système politique et aux logiques qui les animent, et d’autre part la prise de position sur les lignes de partage fondamentales de la société. 1973 Le politique est ainsi repéré en tant que processus de politisation, processus double qui suppose à la fois la conflictualisation d’une situation (le fait d’appréhender la situation comme un conflit opposant donc différents « camps », qu’il s’agisse de positions ou plus concrètement de groupes d’individus) et, d’autre part une « montée en généralité », expression reprise à Luc Boltanski et Laurent Thévenot 1974 par laquelle est désigné le fait qu'un locuteur dépasse le caractère individuel ou anecdotique de son récit pour conférer à son propos une portée plus générale. Pour Sophie Duchesne et Florence Haegel, il n’y a politisation que si les deux dimensions sont réunies 1975 . Avant de voir dans quelle mesure une telle définition de la politique peut être transposée au théâtre politique, il importe donc de voir comment s’opère concrètement la prise de conscience au niveau de l’individu comme du groupe, autrement dit d’étudier l’articulation entre la lutte et la réflexion sur la lutte, le métadiscours qui articule la défense de telle cause en particulier à une lutte plus générale entre différents camps.

Notes
1966.

Voir supra, Introduction, 3, a.

1967.

Nous nous appuyons ici sur la synthèse réalisée par Camille Hamidi dans le chapitre théorique de sa thèse. Camille Hamidi, Les effets politiques de l’engagement associatif : le cas des associations issues de l’immigration , Thèse de Doctorat de Science Politique, sous la direction de Nonna Mayer, Institut d'Etudes Politiques, Paris, décembre 2002. Thèse à paraître aux éditions Economica en 2008, p. 441.

1968.

Ibid, p. 439.

1969.

Jean William Lapierre cité par Pierre Braud, Sociologie politique, Montchrestien, 1993. 

1970.

Camille Hamidi, op. cit., p. 439.

1971.

Jean Leca, « Le repérage du politique » , Projet n°71, janvier 1973, p. 11-24.

1972.

L’argument avancé tient au fait que des individus peuvent faire référence à des acteurs politiques/ partis/ institutions, de façon non politisée et qu'inversement il peut y avoir processus de politisation sans que ces lieux et acteurs institutionnels entrent en jeu.

1973.

Florence Haegel et Sophie Duchesne, « Entretiens dans la cité, ou comment la parole se politise », in « Repérages du politique », sous la direction de Florence Haegel et Sophie Duchesne, Espaces Temps 76/77, 2001, pp. 95-109.

1974.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot De la Justification, nrf Gallimard, 1991.

1975.

C. Hamidi, op. cit., p. 443.