d. La complexe question de l’articulation de la théorie critique à la lutte politique.

La décennie 1990 correspond donc à une réorganisation de la lutte politique au sein de ce que l’on nomme de plus en plus le mouvement social, qui manifeste des modifications dans les enjeux comme dans les modalités de la lutte. Cette lutte concrète s’articule étroitement avec une reformulation du projet critique – le comité scientifique d’ATTAC et de la fondation Copernic sont ainsi composés d’éminents universitaires et intellectuels. Pour saisir les postulats de l’articulation entre les intellectuels et le mouvement social, il nous semble nécessaire de rappeler l’apport décisif de l’Ecole de Francfort dans la détermination de la posture du penseur et de l’artiste. En effet, alors que la cité du théâtre postpolitique se fonde sur une définition du politique marquée par la rupture d’avec le projet critique de l’Ecole de Francfort – lui-même héritier critique du projet marxiste – la cité du théâtre de lutte politique s’inscrit dans la réaffirmation qu’un tel projet est à la fois nécessaire, pensable et possible, comme l’est la lutte politique. Au-delà des spécificités propres à chacune des différentes générations et à chacun des représentants de cette Ecole, cet apport peut être considéré comme double, ainsi que le rappellent Emmanuel Regnault et Yves Sintomer dans la somme qui sans fard pose la question  : Où en est la théorie critique aujourd’hui ? 1976 Citant Horkheimer, qui caractérisait l’attitude critique par « une méfiance absolue à l’égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu’elle est organisée, fournit à l’individu » 1977 , ils ajoutent qu’elle consiste dans une articulation des problèmes particuliers de la vie sociale à une remise en question du système global dans lequel ils prennent place. 1978 Ainsi, la théorie critique constitue « l’aspect intellectuel du processus d’émancipation » 1979 et participe au « combat pour l’avenir », partant du principe que « l’avenir que l’on veut construire est déjà vivant dans le présent ». 1980 C’est en ce sens que la théorie critique telle qu’elle se constitue au sein de l’Ecole de Francfort à la fois réaffirme le postulat de la théorie marxiste traditionnelle d’une articulation de la philosophie et de la recherche à la lutte politique, mais rompt également avec l’orthodoxie marxiste, en ce qu’elle « abandonne […] l’espoir, caractéristique des Lumières, d’un progrès de la raison qui se répercuterait naturellement dans l’histoire et se conçoit au contraire comme un instrument devant contribuer activement à cette rationalisation. » 1981 Cette rupture s’explique par la prise en compte des « événements de l’histoire qui semblaient infirmer le postulat d’une marche révolutionnaire vers l’émancipation » 1982 , et l’apport décisif de l’Ecole de Francfort à la théorie critique tient au fait qu’elle entend « expliquer pourquoi le prolétariat, loin de réaliser sa mission historique, se trouvait toujours plus intégré à l’ordre capitaliste. » 1983 Et pour ce faire, les théoriciens de l’Ecole de Francfort éprouvent la nécessité d’une ouverture aux sciences empiriques – la psychanalyse, l’histoire et la sociologie. Certes, l’interdiscipinarité ne débouche finalement pas sur la création d’une « philosophie sociale [globale] de l’émancipation », et en ce sens le projet critique n’aboutit pas en tant que projet global et cohérent. C’est donc uniquement à partir de la critique d’objets particuliers qu’est conduite la critique sociale globale, et c’est ainsi le « renouveau d’une sociologie orientée vers la critique » qui, au cours des années 1990, participe en retour à celui du projet critique en France notamment, avec les travaux de Bourdieu (La Misère du monde en 1993), de Robert Castel (Les Métamorphoses de la question sociale en 1995), de Christophe Dejours (Souffrance en France, 1998) et de Luc Bolstanski et Eve Chiapello (Le Nouvel Esprit du capitalisme, 1999). Ces travaux semblent tous hériter, explicitement ou non, de la reformulation du projet critique par Jürgen Habermas et Axel Honneth. Ces deux théoriciens de la seconde génération de l’Ecole de Francfort avaient pris acte de la faiblesse du projet critique initial, qui s’appuyait sur une philosophie de l’histoire fondée sur le progrès de la raison, et qui laissait une place exorbitante mais non justifiée au prolétariat considéré comme « incarna[tion de] l’intérêt de l’humanité à l’émancipation. » 1984 Au contraire, J. Habermas et A. Honneth entendent « élaborer un fondement théorique alternatif » adapté au « cadre de sociétés capitalistes et de démocraties représentatives stabilisées. » 1985 Les années 1990 coïncident donc avec un renouveau de la théorie critique et particulièrement avec un renouveau de la question de l’articulation du projet critique mené par les chercheurs avec la lutte politique. Bourdieu joue ainsi un rôle direct dans les grèves de 1995, et les travaux de Christophe Dejours, de Robert Castel, de Luc Boltanski et de Eve Chiapello, à des degrés plus divers certes, ont contribué à la réflexion et au discours des militants, mais aussi à ceux des artistes, et cette période est également marquée par une reviviscence du débat sur l’articulation entre l’art et la lutte politique, dans la tradition là encore du projet critique formulé par l’Ecole de Francfort, qui comportait un important volet esthétique.

Notes
1976.

Emmanuel Regnault et Yves Sintomer, « Introduction », in Emmanuel Regnault et Yves Sintomer, Où en est la théorie critique aujourd’hui ?, Paris, La Découverte, 2003.

1977.

Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, p. 38.

1978.

Emmanuel Regnault et Yves Sintomer, op. cit., p. 12.

1979.

M. Horkheimer, op. cit., p. 49.

1980.

Idem.

1981.

Emmanuel Regnault et Yves Sintomer, op. cit., p. 12.

1982.

Idem.

1983.

Idem.

1984.

Ibid., p. 14.

1985.

Ibid., p. 15.