a. Le volet esthétique de la théorie critique : acquis et remises en question contemporaines.

Au-delà de la position singulière d’Adorno, l’apport considérable de l’Ecole de Francfort au débat sur l’art tient à l’affirmation du principe selon lequel l’art fait partie intégrante du projet critique et donc du projet politique d’émancipation. L’art est pensé comme révolutionnaire moins en tant qu’il contribue concrètement au changement radical du système politique et économique, qu’au sens où il constitue en lui même un projet d’émancipation de l’homme. Pour le dire autrement, l’art est pensé comme « assise mentale du politique », mais ce dernier terme prend ici le sens restrictif que lui donne J. Rancière 1987 , qui définit le politique comme émancipation. 1988 L’œuvre d’art constitue toujours un « complément du monde » 1989 et en ce sens un avènement. Sur ce second point demeure certes un vieux débat entre les penseurs marxistes de l’esthétique, dont attestent les réserves d’Adorno à la fois sur « l’esthétique du préapparaître » de Bloch 1990 , et sur la conception messianique de Benjamin. 1991 Toutefois, l’accord semble demeurer aujourd’hui encore sur la « puissance anticipatrice-utopique de l’art » 1992 , et la théorie esthétique marxiste assimile sur ce point le « contexte aggravé du XXe siècle » 1993 , au lieu que ce dernier la remette en question :

‘« L’art maintient cette utopie au sein de l’irréconcilié, conscience authentique d’une époque où la possibilité réelle de l’utopie – le fait que, d’après le stade des forces productives, la terre pourrait ici et maintenant être le paradis – se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale. » 1994

Comme le formule Jean-Marc Lachaud, si l’œuvre d’art se détourne « de toute prétention prophétique et euphorique » 1995 , elle n’en demeure pas moins « le seul lieu où puisse se manifester une promesse de libération » parce qu’elle seule peut « tracer les contours flous du jusqu’alors impensable/irreprésentable. » 1996 La vocation politique révolutionnaire de l’art est donc conditionnée à sa dimension esthétique. Toutefois, cette modalité première du politique dans l’art n’est pas la seule à fonctionner dans la cité du théâtre de lutte politique, et l’art (le théâtre) peut renouer des liens plus étroits avec la lutte politique, et reprendre la fonction d’arme de propagande qu’il a déjà revêtu par le passé. En ce second cas, il peut même advenir que la première modalité disparaisse, et que le théâtre renonce à – voire rejette – l’ambition d’une révolution esthétique. La référence assumée en ce cas est donc celle du « théâtre de propagande » ou « théâtre militant », et cette nouvelle instrumentalisation de l’art à des fins politiques se différencie de ses précédentes occurrences en ce que l’ennemi à changé de visage et que les modalités de la lutte ont changé, conditionnant à leur tour de nouvelles articulations entre la pratique artistique et la lutte politique.

Notes
1987.

Voir supra, Partie II, chapitre 1, 3, c.

1988.

Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Folio essais, 2004, p. 112.

1989.

Umberto Eco, L’Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, p. 28.

1990.

Jean-Marc Lachaud, Marxisme et philosophie de l’art, Paris, Anthropos, 1985, p. 37 et suivantes et p. 157 et suivantes.

1991.

Reiner Rochlitz, Le Désenchantement de l’art, Paris, Gallimard, 1992.

1992.

Jean-Marc Lachaud, « De la fonction critique de l’art aujourd’hui », op. cit., p. 271.

1993.

Idem.

1994.

Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 51.

1995.

Jean-Marc Lachaud, « De la fonction critique de l’art aujourd’hui », op. cit., p. 272.

1996.

Idem.