b. Réorganisations de l’articulation entre pratique artistique et lutte politique à l’heure de la conversion des militants en sympathisants.

i. Les différentes raisons de la réarticulation entre pratique artistique et lutte politique.

L’ancienne articulation entre la pratique artistique et la lutte politique était liée à une proximité non seulement idéologique mais en termes d’appartenance, entre les militants de formations politiques et syndicales et les artistes « organiques » 1997 c’est-à-dire organiquement liés à la lutte politique non en tant qu’artistes mais en tant qu’ils appartenaient aux mêmes formations politiques. Rappelons d’ailleurs que cette appartenance n’impliquait pas nécessairement que les artistes en question fassent un théâtre ouvertement militant, puisque Jean Vilar ou Antoine Vitez à ses débuts étaient eux aussi encartés au PCF. Ce modèle a fait long feu nous l’avons vu 1998 , occasionnant de plus en plus souvent l’alternative entre la désertion pure et simple du champ politique et une prise de position paradoxale de l’artiste en tant qu’artiste, non pas au nom d’une compétence ni d’une appartenance mais d’une conscience spécifique, l’engagement se faisant non pas de l’intérieur de la lutte (en tant que « victime » subissant la situation dénoncée ou en tant que militant combattant aux côtés des victimes devenues elles-mêmes militantes par la lutte) mais du dehors, au nom d’un idéal et non d’une idéologie. C’est là le paradoxe de l’artiste engagé et plus encore de l’artiste citoyen, qui s’explique par le mouvement de dépolitisation des artistes comme du reste de la société civile, ainsi que par la dissolution du lien entre le monde artistique et le monde militant traditionnel. L’on retrouve chez les artistes engagés contemporains comme chez les nouveaux militants une tendance à l’implication personnelle forte, un engagement fondé sur la compassion, parfois physique voire sur un registre sacrificiel 1999 . Ainsi le théâtre préoccupé de « causes », terme alors souvent préféré à celui de luttes, peut aujourd’hui s’accommoder parfaitement d’un discours apolitique voire antipolitique, centré sur une critique de la classe politique (type « tous menteurs », « tous pourris » ). Christian Nouaux caractérise ainsi le théâtre d’intervention par

‘« une grande diversité d’objectifs, fraternité, entraide, solidarité, insertion, développement personnel, dénonciation individuelle et collective, rapprochement des marges…, mais pas de référence nette et commune à un ou des projets de changement de société comme après 1968. Et pourtant l’acte politique est présent chez chacune des troupes avec, comme supplément d’âme, une authentique attention à l’autre, à l’individu, ce que le théâtre d’intervention d’après 1968 avait tendance à négliger au profit du collectif. » 2000
  • Chez les artistes comme chez les nouveaux militants, pointe le risque identique que succède à la tyrannie du nous celle du je, et par ailleurs que l’aspect ponctuel des coordinations et des convergences de luttes n’affaiblissent leur chances de remporter la lutte, dans des négociations basées sur le rapport de force. Le Théâtre du Levant, compagnie qui revendique l’appellation théâtre d’intervention, redoute ainsi « les actions de prise de conscience et de transformation individuelles qui n’offriraient pas dans le même temps un levier pour agir collectivement sur le changement social » 2001 , raison pour laquelle cette compagnie ressent la nécessité « d’œuvrer à la consolidation de ces multiples actes théâtraux aux objectifs divers, isolés ou morcelés en fonction des publics qu’ils touchent. [Le Théâtre du Levant] voudrait les faire converger, en dehors de toute récupération politique, vers la mise à nu d’un système socio-politique structuré qui se veut le seul viable et qui devrait […] être la seule cible de tous [les ] actes théâtraux. » 2002 Pourtant, certains artistes de théâtre – des metteurs en scène particulièrement – assument encore aujourd’hui une proximité idéologique marquée avec la gauche non seulement en tant qu’idéal mais également en tant qu’idéologie et en tant que force politique – en témoignent le soutien de certains artistes aux représentants du Parti Socialiste 2003 , ainsi que, quoique plus rarement il est vrai, la revendication d’une adhésion aux positions de l’extrême gauche et notamment du PCF, (c’est le cas d’André Benedetto ou Bernard Sobel notamment) et/ou d’une proximité avec ses représentants (le directeur du CDN d’Aubervilliers Didier Bezace n’hésite ainsi pas à afficher sa complicité politique avec le sénateur communiste Jack Ralite.) Cependant ce soutien de principe ne se traduit pas nécessairement par une articulation concrète de la pratique artistique à la lutte politique, aussi il importe d’établir une distinction entre les différentes modalités d’articulation de l’une à l’autre. Cette distinction est d’autant plus nécessaire que la diversité des modalités d’articulation entre pratique artistique et lutte politique découle de la diversité des causes défendues, et qu’elle induit des postures de l’artiste spécifiques. La première est celle du porte-parole, dans laquelle l’artiste prend la parole au nom de ceux qui ne peuvent pas le faire – il y a sur ce point une proximité évidente avec la cité du théâtre politique œcuménique 2004 , à ceci près que les principes au nom desquels les causes sont défendues sont ici non seulement moraux mais politiques et plus précisément politiquement clivés, comme nous le verrons concrètement dans le chapitre suivant. La seconde posture est liée à la défense d’une cause spécifique, celle du service public, défense de l’exception culturelle et de l’idée que tous les domaines d’activité – et particulièrement celui de la culture – ne sauraient être appréhendés sur le mode des secteurs marchands. Cette lutte est certes fondée sur la base de revendications catégorielles, mais les artistes entendent également se faire les porte-parole de la défense du service public à l’heure où le modèle marchand tend à remettre en question les fondements du modèle républicain – et l’on note sur ce point une proximité avec la cité du théâtre politique œcuménique et plus encore avec la cité de refondation de la communauté politique.

Mais de plus en plus, toute une frange du monde du théâtre se lie aux causes politiques sur une base renouvelée, qui est celle d’une proximité dans la revendication mais aussi dans la condition : l’artiste n’est en ce cas plus (uniquement) porte-parole, il fait partie de ceux qui sont directement concernés par la lutte. Le conflit des intermittents en 2003 peut ainsi être analysé à la fois en tant que lutte catégorielle, et comme lutte précise qui s’articule à une lutte plus globale portant sur les évolutions du monde du travail. La preuve en est que les intermittents rebaptisés « interluttants » se sont fédérés au sein de la « Coordination des intermittents et précaires d’Ile de France » (cip-idf). Et la compagnie Jolie Môme, l’un des piliers de la contestation, présente la lutte des intermittents comme l’un des exemples de la lutte contre « l'avidité patronale » 2005 , et précise que les intermittents sont par leur lutte « solidaires de tous les précaires, des travailleurs du privé comme du secteur public, des travailleurs sans travail, sans papiers! » 2006 Cela dit, une importante différence est à noter entre les « artistes précaires » 2007 et le reste des travailleurs précaires, qui tient au fait que les premiers définissent leur métier non seulement comme une condition professionnelle et sociale, mais comme une condition existentielle : l’artiste vit pour l’art indépendamment du fait qu’il vit de l'art – et quand bien même il en vit mal – c’est avant tout le « revenu psychologique » 2008 qui explique le choix des professions artistiques.

Cette articulation singulière du particulier (le système d’intermittence) au général (les évolutions actuelles du monde du travail) s’explique par le fait que ce que l’on nomme l’emploi culturel fait à la fois figure d’exception au système de gestion néolibéral du monde du travail, en tant qu’il s’appuie sur l’idée que la culture n’est pas une marchandise et se fonde sur la notion de service public, et figure de « laboratoire de la flexibilité » 2009 et des « métamorphoses du capitalisme » 2010 , par le biais de l’intermittence précisément. Cette relation ambivalente des arts et de l’économie capitaliste, à la fois contre-modèle et modèle, a été théorisée par Pierre-Michel Menger dans son Portrait de l’artiste en travailleur. Le caractère « extra-économique » 2011 de l’activité artistique, qui en fait le modèle du travail libre théorisé par Marx, ainsi que le rejet corollaire des valeurs bourgeoises qui tend depuis le XIXe siècle à faire de l’art un « agent de la protestation contre le capitalisme » 2012 par principe, s’accommodent pourtant aujourd’hui d’un fonctionnement qui met à l’honneur les principes de flexibilité et de précarité. Pierre-Michel Menger réinvestit sur ce point les travaux de Eve Chiapello et de Luc Boltanski qui démontrent que le nouvel esprit capitalisme, parce qu’il ne peut s’appuyer sur la contrainte des travailleurs non plus que sur leur unique intérêt économique réel, les mobilise en recourant à des valeurs – fondatrices de ce nouvel esprit du capitalisme – qui sont précisément empruntées au « travail expressif, telles les valeurs d’engagement, d’accomplissement de soi, d’identification personnelle à l’activité et à la performance » 2013 , tandis que, réciproquement, le travail artistique, pourtant dans son principe hostile au capitalisme, fonctionne concrètement comme son avant-garde. La mobilisation des intermittents du spectacle prend donc sa source dans des raisons multiples et en partie contradictoires – la dégradation des conditions de rémunération, la menace sur la pérennité du système de l’intermittence, et en même temps la critique, à travers cet exemple, du mode de gestion néolibéral caractérisé par l’externalisation des coûts pour les employeurs (grâce aux caisses 8 et 10 de l’assurance chômage), la disparition des solidarités entre des travailleurs isolés et en compétition permanente, la précarité et l’intermittence de l’emploi qui s’accompagne d’une grande exigence de disponibilité, d’implication par à coup, et l’importance croissante des logiques de réseaux – système que Luc Boltanski et Eve Chiapello décrivent comme la nouvelle « cité par projet ». 2014 Enfin, le mouvement des intermittents constitue un important noyau de réarticulation entre la pratique artistique et la lutte politique au sein du mouvement social non seulement en termes de causes mais également dans ses modalités de contestation.

Notes
1997.

Nous transposons ici l’expression « intellectuel organique » dans la mesure où les artistes peuvent être qualifiés d’intellectuels. Voir supra, partie II, chapitre 2, 3, b.

1998.

Voir supra, Partie II, chapitre 2, 2 et 3.

1999.

Voir supra, Partie II, chapitre 2, 2 et 3.

2000.

« France : Un théâtre d’intervention nouveau », Christian Nouaux, in Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 67.

2001.

Ibid, p. 72.

2002.

Idem.

2003.

Ariane Mnouchkine et Patrice Chéreau ont ainsi soutenu la candidature de Ségolène Royal à l’élection présidentielle de 2007.

2004.

Voir supra, partie II, chapitre 1, 3, c et chapitre 2, 1, a.

2005.

Jolie Môme, «Les intermittents du spectacle en lutte », texte du site de la compagnie, consultable en ligne à l’adresse : http://www.cie-joliemome.org/cadres.html

2006.

Idem.

2007.

Nous transposons l’expression « intellos précaires » car les deux métiers sont extrêmement proches au regard de ces enjeux : les professions intellectuelles, comme les professions artistiques, parce qu’elles impliquent un travail créatif et épanouissant pour celui qui l’accomplit, se vivent comme des vocations emplissant de sens tous les aspects de l’existence, plus que de simples métiers. Voir Anne Rambach et Marine Rambach, Les Intellos précaires, Paris, Fayard, 2001.

2008.

Julie Jaffee Nagel, « Identity and career choice in music », in Journal of Cultural Economics, vol. 12, n°2, Décembre 1988, pp. 67-76.

2009.

Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, La République des idées, 2004, p. 61.

2010.

C’est le sous-titre de l’ouvrage de Pierre-Michel Menger.

2011.

Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 13.

2012.

Ibid., p. 17.

2013.

Ibid., pp. 22-23.

2014.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 154 et suivantes.