ii. Les modalités contemporaines de l’articulation directe entre pratique artistique et lutte politique.

Le mouvement des intermittents a été salué par nombre d’observateurs comme la marque d’« un activisme de gauche régénéré, mobile, en alerte » recourant à un « type de contestation, ludique et inventive » 2015 . La pléthore d’actions mettant l’accent sur la dimension festive et créative de la lutte situe le mouvement des intermittents dans la lignée de la démarche des Situationnistes qui avaient voulu, rappelons-le, faire de Mai 68 un happening géant. Les « manifs de droite » ont précisément été inventées en 2003 par des interluttants que leur métier pousse à appréhender la contestation politique aussi comme un acte de création indissolublement politique et esthétique. L’idée du collectif artistique « Restons vivants », reprise dans la « charte de bonne conduite d’une manif de droite » 2016 , consiste à inverser le principe habituel selon lequel les manifestations sont de gauche. Vêtus de manière très classique (jupes obligatoires pour les femmes), les manifestants très organisés, peu nombreux et encadré par le service d’ordre SDF (pour Skins de France) défilent en lançant des slogans de soutien à l’idéologie dominante : « Plus de répression, moins de prévention ! », « moins de fonctionnaires, plus de milliardaires ! », « le droit du travail, c’est pour la racaille ! », « lacrymo, même pas mal, envoyez le napalm ! », « Monsieur Fillon, tenez bon ! », « plus de karaoké avec Gilbert Montagné », et bien sûr le fameux « faites des enfants, pas des intermittents ! » L’ensemble de la manifestation est donc régi par un principe d’ironie qui permet à la fois de fédérer par le rire, et de fédérer autour d’un contre-modèle plus facile à déterminer de nos jours qu’un modèle alternatif véritable. La dimension créative ludique de la manifestation est donc en elle-même porteuse de son sens politique. Au-delà des interluttants, et au-delà de la cause de l’intermittence, l’ensemble du mouvement social tel qu’il se coalise au fil des années 1990 est marqué par ce souci d’une lutte festive, parfois corollaire d’une certaine labilité idéologique des artistes, parfois fruit du sentiment des militants qu’une action politique sans dimension esthétique est moins mobilisatrice. Ce souci anime donc à la fois le travail au long court d’artistes, comme en témoigne l’exemple de la BAC (Brigade Activiste des Clowns). Cette compagnie basée à Paris est liée à d’autres compagnies étrangères qui fonctionnent sur le même principe (le Bataillon belge, le CIRCA en Angleterre, l’Armée Danoise ou encore le Brouhaha québécois.) Parmi ses nombreuses actions, la BAC est notamment intervenue le 07 février 2006 dans le cadre d’une manifestation réelle rebaptisée par la compagnie « Manifestation pour le contrat nouvelle débauche », comme elle l’explique dans un de ses communiqués intitulé « 10 clowns d’après la police, 10 000 policiers d’après les clowns :

‘« Après avoir unitairement participé à la promotion unitaire du contrat nouvelle débauche en avant-première le 04 octobre dernier, la BAC a pu de nouveau faire la démonstration de sa flexibilité grâce à « Dislocation à domicile – Technique dernier cri » à bord du FlexiFormator,.. Sous une formule résolument progressiste, « l’Esclavage forme la jeunesse », la BAC a tenu à rappeler le rôle civilisateur de l’esclavage positif. Nous croyons que le gouvernement peut aller plus loin dans sa mission civilisatrice concurrentielle. En effet 250 millions d’enfants dans le monde s’emploient jour et nuit à satisfaire nos besoins impérieux alors qu’on pourrait former des « esclaves français » très performants. Il reste des parts de marché à conquérir, il est grand temps de suivre l’exemple des nations avancées en proclamant la « Sociale Concurrence » valeur universelle, et en inculquant à notre jeunesse la fierté du dévouement servile pour ses dirigeants. Ayant parcouru le cortège dans les 4 sens pour que tout un chacun puisse égalitairement et unitairement tester une flexibilité débauchée, dislocalisée et renouvelée, la BAC a supervisé l’érection des premières barricades avant de rentrer peaufiner sa machine. A l’heure qu’il est la Révolution n’est plus qu’une question de formalités. La BAC will be back. » 2017

Les armes de la BAC sont d’autant plus efficaces que le comique permet de s’allier la majorité de la foule, tandis que l’ironie permet de tourner en ridicule l’adversaire (en l’occurrence le CPE et l’idéologie libérale dont il émane) sans avoir besoin d’argumenter ce qui serait plus difficile à faire et moins frappant dans le cadre d’une manifestation. L’assertion selon laquelle « la révolution n’est plus qu’une question de formalités » est emblématique de la labilité idéologique que permet de maintenir le jeu permanent sur le double sens. L’affirmation est ironique à la fois au sens où la Révolution qu’elle annonce est une révolution de droite libérale, mais aussi au sens où la majuscule suggère évidemment la référence au Grand Soir, et constate donc implicitement qu’il n’est pas pour demain – peut-être aussi d’ailleurs parce que les lendemains d’hier ont sérieusement déchanté. Si dans ce cas précis l’action est directement au service d’une cause politique (le retrait du CPE) et si le communiqué peut se comprendre comme une réflexion ludique mais réelle sur l’état des forces idéologiques en présence et sur la possibilité d’une révolution émancipatrice, les actions de la BAC tiennent parfois plus de la blague de potache que de l’action politique au service d’un propos militant très construit, précisément parce que la créativité ludique prime sur la précision du propos idéologique et des (pro)positions politiques. C’est donc dans et par leur articulation à un mouvement politique en tant que tel (comme la lutte contre le CPE) que les actions de la BAC prennent toute leur ampleur de contestation politique.

Le souci d’une action politique esthétisée anime réciproquement les groupes militants, notamment les groupes gays et lesbiens 2018 , et il est de manière générale présent chez la plupart les organisateurs de manifestations politiques, comme l’atteste le développement des « manifestifs ». Ce mot-valise, employé surtout au Québec et de plus en plus repris par les militants français, désigne des rassemblements qui mêlent mobilisation politique et rassemblement festif et artistique, qu’ils soient le fait de partis politiques, d’associations issues de la société civile ou d’artistes, ou encore d’une collaboration entre eux. Cette modalité de la lutte a partie liée avec la labilité contemporaine de l’idéologie de gauche, que l’on estime que les manifestifs permettent de l’occulter ou au contraire qu’ils participent à renforcer le phénomène. Mais on peut également considérer à l’inverse que cette modalité de lutte permet de combiner différentes fonctions qui rendent la mobilisation plus efficace. Le recours à la fête fédère et redonne du courage à ceux qui sont déjà acquis à la cause. Il permet également d’attirer des nouveaux venus et de sensibiliser voire de convertir à la cause y compris des individus qui seraient a priori rétifs aux rassemblements militants, que les interventions plus classiques (conférences) vont par ailleurs permettre de convaincre. Les deux tactiques, complémentaires l’une de l’autre, permettent ainsi de vitaliser la contestation à la fois qualitativement et quantitativement. Et la pratique artistique, notamment la musique et le théâtre, jouent un rôle de choix dans ce type de démarche, et en ce sens l’on peut considérer que la Fête de l’Humanité fait partie des manifestifs tout autant que le festival Label Rouge créé par la Compagnie Jolie Môme. 2019 Cette dernière mérite d’ailleurs une attention particulière du fait de l’inscription dans la durée de son engagement, des orientations idéologiques de cet engagement, et de ses modalités, qui font des spectacles et des participations plus directes aux manifestations politiques deux modalités complémentaires d’une pratique indissolublement artistique et politique.

Notes
2015.

Bruno Masi, « Les intermittents : une bombe à retardement », Télérama n°3001, 21 juillet 2007.

2016.

Disponible sur le site des Manifs de droite, à l’adresse : http://a360.typepad.com/manifsdedroite/manifestons_mais_pas_nimporte_comment_1/index.html

2017.

Source : http://www.brigadedesclowns.org

2018.

Olivier Neveux cite ainsi l’exemple d’une action des Panthères Roses, groupe de « pédégouines énervés contre l’ordre moral »,  à l’occasion de la Journée mondiale contre l’homophobie le 17 mai 2005 qui reprend le principe du théâtre invisible d’Augusto Boal : dans la rue, un couple gay qui s’embrasse est pris à partie par un passant, puis par un autre qui défend le premier agresseur. Tous sont en réalité des comédiens qui jouent la scène, dont l’enjeu est de tester les réactions des passants véritables. Olivier Neveux, Théâtres en lutte, Paris, La Découverte, 2007, pp. 217-218.

2019.

Festival annuel qui se déroule au mois de juillet à Saint Amand Roche Savine. Ce festival, sponsorisé par le magazine Cassandre, met à l’honneur le théâtre et la chanson en invitant d’autres compagnies et groupes, mais laisse également une large place aux débats politiques proprement dits.