c. Jolie Môme ou la pluralité des statuts du spectacle au sein de la lutte politique.

Jolie Môme, qui tient autant de la compagnie de théâtre que du groupe de musique, nous paraît emblématique de cette articulation de la lutte politique à la pratique artistique. Le fonctionnement interne du collectif créé en 1983, qui repose sur l’absence de hiérarchie et l’égalité des rémunérations, se veut en lui-même un acte militant. Le choix des lieux de la compagnie, à Gennevilliers dans un premier temps puis, à partir de 2004, à Saint-Denis, dans un lieu confié par la municipalité, La Belle Etoile, de même que le souci d’interaction avec un quartier situé dans une zone urbaine défavorisée, ainsi que la pratique d’ateliers avec des amateurs, pourraient apparenter la démarche de la compagnie à celles évoquées dans la cité du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique. Toutefois, la différence radicale tient à l’implication directe dans la lutte politique d’artistes qui se disent en proie à une « légitime colère » 2020 et à l’explicitation des enjeux politiques de la lutte d’une compagnie qui « aime le socialisme, le socialisme de Jaurès, l’anarchisme des Communards, le communisme de Guévara mais […] se méfie d’eux car se sont des politiques […] [qui] aiment trop le pouvoir » 2021 et, soucieuse de rester « indépendante », « se réfère plutôt à Hugo, Léo Ferré et Bertolt Brecht. » 2022 Le discours de la compagnie témoigne bien d’une défiance à l’égard de la classe politique, mais elle n’équivaut pas à un rejet de l’action politique ni même de toute forme d’appartenance à une organisation politique. Certains des membres de Jolie Môme militent à la CGT, et leur implication dans le mouvement social est pour tous indissociable de leur pratique artistique. La compagnie participe concrètement aux luttes politiques qui ont émaillé les dernières décennies, de la lutte des intermittents (dès 1992 puis en 2003) à la lutte contre le CPE en passant par les grandes grèves de 1995. Les membres de la compagnie manifestent et manifêtent, créant des chansons spécialement dédiées à la lutte du moment (la chanson « Mac Do, Mac Strike ») fut – à son échelle – l’un des succès de l’année 2003 parmi les militants de la gauche altermondialiste. Les chansons sont entonnées au cours des manifestations, elles sont également vendues sur CD, et animent enfin les cabarets dédiés à des causes ponctuelles, qui avec le Festival estival annuel Label Rouge constituent l’une des marques de fabrique de la compagnie autant que sa modalité privilégiée de lutte. La pratique des cabarets a commencé avec le Cabaret d’urgence contre la guerre le 28 octobre 2001 à la Cartoucherie de Vincennes, suivi du Cabaret Mac Grève le 25 novembre 2001 près du métro Strasbourg Saint-Denis, et du Cabaret d’urgence pour la Palestine le 17 avril 2005 à Saint Denis. A chaque fois, le principe est celui d’une alternance entre interventions artistiques et prises de paroles d’intervenants. Ainsi le Cabaret pour la Palestine fut organisé en partenariat avec Droits Devants et avec le collectif Paix Palestine Israël de Saint Denis, et la compagnie Jolie Môme avait invité différents spécialistes de la question (journalistes, chercheurs, militants et dirigeants associatifs). 2023 Parfois l’alternance se fait sous la forme de deux parties successives, et le cabaret Mac Grève débutait ainsi par l’intégrale du spectacle de Jolie Môme La Crosse en l’air, construit autour des textes de Jacques Prévert, avant que les artistes ne cèdent la place aux grévistes et aux représentants associatifs. Mais l’alternance entre les deux types de parole est souvent plus rapide, incitant Jolie Môme à collaborer avec d’autres compagnies de théâtre ainsi qu’avec d’autres groupes de musique. La modalité première d’articulation entre la pratique artistique et l’action politique est donc l’implication directe dans la lutte et en ce cas l’artiste est un militant comme les autres, qui lutte avec les autres, mais qui utilise cependant une arme spécifique : l’art. Les spectacles de la compagnie sont joués nous venons de le voir au sein de manifestations politiques, et réciproquement le festival Label Rouge s’ouvre aux débats politiques proprement dits. Toutefois, les spectacles peuvent également être joués de manière autonome, comme c’est le cas de Spartacus :

‘Deux mil soixante douze années
Avant ce jour où deux avions,
A New York, se sont écrasés
Détruisant deux tours en béton
Et qu'on oublie brutalement
Devant l'horreur télévisée
Que la guerre était déclarée
Depuis longtemps, sournoisement
Le monde était, en ce temps-là,
Entièrement, tout à fait plat.
Un empire régnait sur l' homme
Son nom, vous le savez, c'est : Rome... 
71 ans avant JC, tout est calme, le soleil brille ce matin. L'ordre est revenu à Rome. L'armée d'esclaves menée par le gladiateur Spartacus est anéantie. L'empire sort grandi de cette victoire ; c'en est fini de la terreur. Nos jeunes et insouciants amis : Claudia, Helena et Caïus sont en route pour Capoue afin de profiter de la paix retrouvée. La voie Appienne est jonchée des 4672 croix sur lesquelles ont été crucifiés les révoltés pris vivants mais elle est aussi l’occasion de rencontres édifiantes sur la société romaine. Un mendiant, un négociant, un grand politicien, un philosophe et le général qui a écrasé Spartacus sont de ces rencontres. Et ceux que l’on ne rencontre jamais, que l’on ne voit pas : les esclaves sont bien présents. Partout. A chaque instant. A toutes les tâches. Et si chacun se veut certain qu’ils ont été définitivement soumis, une phrase hante les esprits : "Je reviendrai et je serai des millions..." » 2024

Ce spectacle créé en 2002 au théâtre de l’Epée de bois à la Cartoucherie et repris du 25 mars au 16 avril 2006, a été joué dans le cadre du festival Label Rouge, et en ce sens sa fonction politique tient pour partie à son intégration à des événements non seulement artistiques mais aussi politiques. Mais l’intégration du spectacle à ce type d’événement tient réciproquement à son contenu politique intrinsèque, et des organisations comme ATTAC incitent à aller voir ce spectacle y compris lorsqu’il est joué de manière autonome par la compagnie :

‘« 1h40 de théâtre et de musique, une mise en scène et en octosyllabes des rapports entre maîtres du monde et esclaves... L’Empire édifié par Rome comme préfiguration des rapports nord-sud d’aujourd’hui ? Librement inspirée d’Howard Fast ou d’Astérix, la réponse proposée par la compagnie Jolie Môme se trouve dans ce spectacle d’actualité antique. » 2025

C’est donc en tant qu’il procède à une interprétation de l’histoire passée, et combine donc information et prise de position politique, que le spectacle est signalé par la revue en ligne d’ATTAC-France, aux côtés d’informations et de mobilisations politiques. Outre cette dimension informative et partisane, le spectacle présente en outre une dimension métadiscursive, qui ne porte pas sur l’art (à la différence du trait caractéristique de nombre de spectacles de la cité du théâtre postpolitique) mais sur la lutte politique, puisque « l’idée de base » 2026 du spectacle, « qui s'inscrit dans un "cycle" » 2027 auxquels appartenaient déjà Barricade (sur la Commune de Paris), La Crosse en l’air (de Jacques Prévert) et plusieurs pièces de Brecht, est « la légitime et nécessaire rébellion. » 2028 Le rappel historique des luttes passées est donc directement destiné à combattre la « triste aptitude » 2029 de « l’humain [..] à oublier le passé, à ne rien apprendre de l'histoire et à reconduire sans cesse les mêmes schémas, fussent ils catastrophiques, d'un siècle sur l'autre, voire d'un millénaire à l'autre. » 2030 Combattant le fatalisme comme l’idée que la lutte serait aujourd’hui impossible, Je reviendrai et je serai des millions rappelle que la lutte n’a jamais été facile du fait du rapport entre les forces d’émancipation et leurs oppresseurs, qu’il s’agisse des impérialistes ou des capitalistes, et qu’elle est d’autant plus nécessaire, aujourd’hui comme hier. Par sa volonté d’articuler pratique artistique et lutte politique, comme par son souci de s’inscrire dans une histoire des luttes, la Compagnie Jolie Môme, qui a pour logo l’affiche de Lili Brik réalisée par le photographe soviétique Rotchenko, atteste d’une conception du théâtre d’intervention comme héritier sans complexe du théâtre d’agit-prop considéré non pas, comme c’est souvent le cas, comme une inféodation politiquement coupable et artistiquement aliénante aux partis politiques extrémistes – la compagnie prend d’ailleurs pour modèle le Groupe Octobre et non pas les Blouses Bleues soviétiques – mais en tant que pratique qui conçoit l’art et la lutte politique comme étant consubstantiellement liées.

Notes
2020.

C’est le titre du quatrième CD de Jolie Môme, sorti en 2003 au moment du « conflit des intermittents. »

2021.

Michel Roger, édito « 10 ans d’existence », site de la compagnie Jolie Môme, consultable en ligne à l’adresse : http://www.cie-joliemome.org/cadres.html Le site de la compagnie, outre qu’il annonce les différents événements artistiques conçus par la compagnie, est lui aussi conçu comme un véritable instrument de lutte, et fournit des données ayant directement trait à l’information et à l’action militante, ainsi que liens vers des sites militants pour les différentes causes dans lesquelles la compagnie s’implique.

2022.

Même source.

2023.

Aline Pailler (journaliste), Gabriel Mouesca (Observatoire international des prisons), Mahmoud Zihad (syndicaliste palestinien en dupleix de Ramallah), Denis Sieffert (Redacteur en chef de Politis), Liliane Cordova (l'Union des Juifs de France pour la Paix - UJFP) ; Jean-Claude Amara (Droits Devant!!) ainsi que des représentants du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB), des Campagnes Civiles Internationales pour la Protection du Peuple Palestinien, collectif Ne Laissons Pas faire (NLPF), collectif Solidaires du Peuple Basque En Lutte, GUPS (étudiants Palestiniens) ainsi qu'un Refuznik Israélien, Mouloud Aounit (MRAP) et Bernard Ravenel (AFPS).

2024.

Présentation du spectacle Spartacus, consultable en ligne à l’adresse :

http://www.cie-joliemome.org/cadres.html

2025.

Grain de Sable n°544 - 15 mars 2006, article consultable en ligne à l’adresse : http://www.france.attac.org/spip.php?rubrique999

2026.

Nolwenn Mathieu, « Un théâtre militant », Rouge n°1993, 21 novembre 2002.

2027.

Idem.

2028.

Idem.

2029.

Céline Musseau, « Les damnés de la terre », Sud-Ouest, 17 mai 2003.

2030.

Idem.