d. Du théâtre d’agit-prop/théâtre militant/théâtre d’intervention au théâtre de lutte politique.

i. Pourquoi les terminologies théâtre d’agit-prop, théâtre d’intervention et théâtre militant sont impropres pour décrire la réalité du théâtre de lutte politique aujourd’hui.

Nous avons précédemment expliqué 2031 que la terminologie « théâtre d’intervention » peut renvoyer à deux réalités très distinctes – raison pour laquelle elle nous paraît à la fois intéressante à analyser et inutilisable pour notre catégorisation en cités – parce que le terme « intervention » lui-même peut s’entendre de deux façons : soit dans un sens médical (acception active aujourd’hui dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique), soit en un sens militaire. Dans cette seconde acception, qui a permis de décrire les pratiques nées autour de 1968 2032 , le théâtre d’intervention se situe dans la filiation explicite du théâtre d’agit-prop, avec plusieurs différences qui tiennent à la nature des luttes dans lesquelles les troupes de théâtre s’engagent (la décolonisation, le féminisme… ) ; à la nature des organisations politiques et syndicales auxquelles ces troupes sont liées (le PCF et la CGT cèdent du terrain au MLF et aux gauchistes) ; et enfin à la nature du lien entre les troupes de théâtre et ces organisations, plus lâche que dans le cas du théâtre d’agit-prop.

L’expression « théâtre d’agit-prop », née dans le contexte de la lutte révolutionnaire russe, correspond à la définition donnée par Lénine de l’agitation-propagande, et établit donc explicitement le théâtre comme un moyen parmi d’autres de propagande politique et plus exactement de propagande révolutionnaire. Cela induit des spécificités esthétiques, l’agitation suscitant des formes polémiques courtes et marquantes (agitki), soucieuses de provoquer l’adhésion et le rejet tandis que le travail de propagande implique des œuvres plus amples et construites de façon à éduquer le spectateur. De même sont induites des relations privilégiées entre les artistes professionnels et les ouvriers militants, sur la base d’une proximité idéologique voire d’une identité d’appartenance partisane. Le statut de l’agit-prop et du théâtre d’agit-prop dépendent donc très étroitement de la situation politique du pays dans lequel ils prennent place au regard de l’avènement de la Cité révolutionnaire : en pays non révolutionnaire, l’agit-prop et le théâtre d’agit-prop constituent une force subversive qui met en cause le pouvoir en place, lutte contre la désinformation à laquelle se livre ce régime, et lutte pour l’avènement de la Révolution, en pays socialiste, l’agit-prop se fait « propagande d’intégration », c’est-à-dire propagande d’Etat. Mais l’histoire du théâtre d’agit-prop en Union Soviétique 2033 montre qu’une fois que les Révolutionnaires ont pris le pouvoir, l’agit-prop et le théâtre d’agit-prop ont progressivement disparu en tant que tels, pour des raisons qui tiennent au durcissement du régime sous Staline à partir de 1932. Comme les Soviets, les troupes auto-actives ont été dissoutes ou récupérées pour devenir un théâtre de propagande officielle du régime strictement et hiérarchiquement encadré par le Parti. Et cette disparition des troupes en tant que telles s’est accompagnée d’un rejet de l’esthétique spécifique du théâtre d’agit-prop, à laquelle va être préférée désormais comme dans tous les arts le réalisme socialiste. Le théâtre de lutte politique en France depuis 1989, bien qu’il se situe en pays capitaliste, semble avoir tiré la leçon de cette histoire du théâtre d’agit-prop soviétique – raison pour laquelle l’expression « théâtre d’agit-prop » est donc à la fois pertinente en tant que référence fondamentale, et invalide en tant que telle pour caractériser notre quatrième cité, parce qu’elle est historiquement, géographiquement, formellement et idéologiquement datée, et parce qu’elle privilégie une inféodation radicale de l’art et de l’artiste à une appartenance partisane et donc à un discours extérieur. Si les anciennes fonctions de désinformation et de lutte contre tel ou tel élément de la politique du régime capitaliste sont toujours (et plus que jamais) d’actualité dans le théâtre de lutte politique, ce dernier ne fait pas toujours référence à l’avènement d’une révolution ni même référence à la nécessité d’une telle révolution, non plus qu’il ne fait nécessairement référence à l’idéologie socialiste et, s’ils en sont souvent idéologiquement proches, les artistes ne revendiquent que rarement leur appartenance aux partis politiques, syndicats et organisations d’extrême-gauche. C’est pour cette raison que nous préférons parler de théâtre de lutte politique plutôt que de théâtre d’agit-prop, et c’est pour la même raison que l’expression « théâtre militant » 2034 , si elle recouvre un champ idéologique, géographique et temporel plus large, nous paraît encore trop restrictive pour qualifier le théâtre français de notre période.

Le « théâtre militant » a été conceptualisé par O. Neveux dans sa thèse, qui porte sur le théâtre militant en France de 1966 à 1979 2035 et s’intéresse plus spécifiquement au « théâtre rouge teinté de noir. » 2036 Partant d’une définition étymologique du terme militant qui concilie un sens militaire, un sens religieux et un sens juridique 2037 , O. Neveux articule le théâtre militant à la fois à l’idée d’un combat, à l’idée d’une foi qui inspire et nourrit ce combat et à l’idée d’un témoignage en faveur d’une cause, ce qui suppose qu’elle a des ennemis – en ce sens le théâtre militant est donc celui qui prend parti et agit pour une cause et contre ses ennemis. Mais le militant ne se définit pas uniquement comme celui qui agit au sein d’une lutte, il est celui qui agit au sein d’une organisation politique, partisane ou syndicale. Et c’est sur ce point que la définition du théâtre militant par O. Neveux fournit matière à discussion. En effet, O. Neveux s’appuie sur une autre définition de dictionnaire qui distingue deux acceptions : le militant « peut être tout à la fois celui "qui cherche par l’action à faire triompher ses idées, ses opinions ; qui défend activement une cause, une personne" 2038 , mais aussi, de façon plus restrictive, celui qui "milite dans une organisation, un parti, un syndicat" 2039  » 2040 Pour O. Neveux coexistent deux modes d’être du militantisme, qui inclut à la fois la figure de l’adhérant actif d’une organisation partisane et l’individu qui adhère à une cause et agit au sein d’une lutte tout en restant à l’écart ou à la périphérie des structures partisanes. Cette ouverture du champ du militantisme nous paraît intéressante, mais elle est toujours trop restrictive pour permettre de décrire les pratiques théâtrales et politiques des artistes de notre période qui se trouvent parfois totalement éloignés de la participation directe aux luttes comme aux structures. Notons d’ailleurs que si Olivier Neveux a conceptualisé l’expression « théâtre militant » dans sa thèse consacrée au théâtre militant de 1966 à 1979, le livre qu’il en a tiré, parce qu’il élargit considérablement la période d’étude, manifeste une certaine gêne dans l’emploi de l’expression, dont témoigne le décalage entre le titre et le sous-titre – Théâtres en lutte. Pour une histoire du théâtre militant de 1966 à aujourd’hui – ainsi que la détermination non seulement historique mais terminologique de son champ d’étude :

‘« Ce théâtre s’inscrit ici, dans les luttes émancipatrices (dans les multiples déclinaisons qu’une telle formule suggère). Au temps des "années rouges" : luttes révolutionnaires, ou, du moins, issues de la "gauche radicale". Aujourd’hui, pour certains, luttes toujours révolutionnaires ; pour d’autres, plus nombreuses, contestataires – liées aux mouvements extraparlementaires. Ce "théâtre qui milite" est, quoi qu’il en soit, organiquement lié aux luttes. Il en émerge, tributaire des conjonctures historiques. Il est l’un des auxiliaires, l’un des instruments ou l’un des moments d’un combat. » 2041

Il nous semble que les exemples cités par O. Neveux pour la période postérieure aux années 1980 (les spectacles de Jolie Môme 2042 , ceux d’André Benedetto 2043 mais aussi 501 Blues, Mords la Main qui te nourrit 2044 , Les Yeux rouges 2045 , Rwanda 94 2046 , La Historia de Ronald, el payso de Mac Donald 2047 ), ne sont pas toujours « organiquement lié aux luttes », et encore moins aux organisations militantes, et nous verrons dans notre étude de certains de ces spectacle au chapitre suivant que ce sont bien plutôt la cause politique et la parenté idéologique qui font le lien entre les artistes et les militants, voire entre les artistes et les luttes. Mais notre réserve chronologique est également une réserve conceptuelle. En effet, dans sa thèse, après avoir ouvert la définition du militant, O. Neveux la restreint en convoquant la distinction faite par Daniel Bensaïd entre le militant et le sympathisant. Ce maître de conférences de philosophie à Paris VIII et militant de la LCR, auteur entre autres de Marx l'intempestif et de Résistances, construit en effet la figure du militant contre celle du sympathisant, de l’intellectuel, écrivain, ou artiste « engagé », et il rejette précisément cette seconde figure au motif que l’on ne sait jamais jusqu’où ira cet allié de l’extérieur, marqué par son extériorité ontologique, qui ne s'inscrit dans la lutte et dans l'organisation politique que de manière ponctuelle, et au nom d’une distance critique liée à un non-engagement durable et au primat de l’individu. Le compagnon de route peut à tout moment en prendre une autre, bifurquer ou rebrousser chemin, au gré de l'humeur et des rencontres, et à l'inverse le militant est l'homme de l’intérieur, non pas un allié mais une partie du groupe qui combat, qui a des comptes à rendre, que ce soit en termes de propos ou d'efficacité des actions. L’artiste engagé est celui qui se définit avant tout comme artiste et va décider ponctuellement, de manière secondaire, de s’impliquer dans telle ou telle lutte, de se mettre au service de telle ou telle cause, et à l’inverse, l’artiste militant, comme « l’intellectuel organique » 2048 , sera celui qui se définit avant tout comme militant et qui milite avec ses outils propres. Il se situe d’emblée dans une instrumentalisation de son art, parce que celui-ci est pensé pour lui non comme une fin mais comme un moyen. Ce sont donc consubstantiellement la position de l’artiste et la définition de l’art qui se jouent dans l’opposition, et l’alternative entre le « militant » et l’« engagé » opère à ces deux niveaux. Cette distinction génère également une distinction en termes d’adresse : alors que le militant peut s’adresser par le biais du théâtre à différents types de publics – public interne (les militants), sympathisants par intérêt (victimes) ou par conviction, grand public non convaincu, l’artiste engagé œuvre presque toujours auprès du « grand public », ce qui en l’occurrence signifie le public de théâtre qui n’est pas préalablement acquis à la cause que l’artiste en question va défendre.

C’est donc précisément pour cette raison que l’expression théâtre militant nous paraît peu appropriée pour décrire la réalité de la situation théâtrale que décrit par ailleurs avec justesse Olivier Neveux. Il nous paraît en effet tout à fait pertinent de laisser une marge de manœuvre en termes de radicalité de l’engagement des artistes aux côtés des militants et au service d’une cause, mais aussi en termes de radicalité politique des causes soutenues. La distinction entre lutte révolutionnaire et lutte contestataire est opérante pour décrire la situation contemporaine 2049 , du fait de la crise que traverse le projet critique. De même la distinction entre les statuts d’« auxiliaire », d’« instrument » ou de « moment » du combat, dont le premier situe le théâtre dans la figure du sympathisant, engagé à la périphérie et de manière ponctuelle, nous paraît importante. Sur la période qui nous intéresse, l’expression « théâtre de lutte politique » nous paraît donc plus pertinente que celles de « théâtre d’agit-prop » et de « théâtre militant », à la fois sur le plan quantitatif (nombre de compagnies et de démarches que l’on peut y inclure) et sur le plan qualitatif (prise en compte des différents modes d’articulations), et nous paraît mieux à même de décrire le travail et la pensée de compagnies qui dans leurs spectacles et leur pratique artistique comme dans leurs engagements politiques et dans leur discours, attestent certes d’une volonté d’articuler pratique artistique et lutte politique, mais, à la fois parce qu’ils sont très conscients du risque d’inféodation, et parfois aussi parce qu’ils ont un rapport à la classe politique, aux partis politiques et aux syndicats – y compris à ceux d’extrême-gauche – marqué par la distance et la méfiance, refusent toute obédience et plus encore toute appartenance, à l’exception des associations issues de la société civile, perçues comme non partisanes parce que souvent réunies autour d’une cause plus ponctuelle, et dont le caractère militant n’est pas nécessairement évident, comme l’atteste l’exemple de la compagnie NAJE.

Notes
2031.

Voir supra, Introduction, 2, c. et Partie III , chapitre 2, 2, d. i.

2032.

Voir Jonny Ebstein et Philippe Ivernel, (textes réunis et présentés par), Le théâtre d'intervention depuis 1968 : Etudes et témoignages, Deux Tomes, Lausanne, L'Age d'homme, 1983.

2033.

Voir Jean-Pierre Morel, « Les phases historiques de l’agit-prop soviétique », in Collectif de travail de l’équipe « Théâtre Moderne » du GR 27 du CNRS, responsable Denis Bablet Le théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, quatre tomes, Collection Théâtre Années Vingt dirigée par Marie-louise et Denis Bablet, séries « Ecrits théoriques » et « pièces », Lausanne, La Cité-l’Age d’Homme, 1977-1978, pp. 31-48.

2034.

Olivier Neveux, Théâtres en lutte, Paris, la Découverte, 2007.

2035.

Olivier Neveux, Esthétiques et dramaturgies du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France de 196 à 1979, thèse sous la direction de Christian Biet, Université Paris X, 2003.

2036.

Ibid., p. 10.

2037.

Alain Rey, « Militer », Dictionnaire historique de la langue française, Tome 2 (M-Z), Dictionnaire Le Robert, 1992, p. 1244.

2038.

Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Tome onzième (Lot-Natalité), Paris, Edition Gallimard-CNRS, 1985, p. 821.

2039.

Idem.

2040.

Olivier Neveux, Esthétiques et dramaturgies du théâtre militant, op. cit., p. 18

2041.

Olivier Neveux, Théâtres en lutte, op. cit., p. 11.

2042.

Ibid., p. 221.

2043.

Ibid., p. 220.

2044.

Ibid., p. 216.

2045.

Ibid., p. 221.

2046.

Ibid., pp. 222-228.

2047.

Ibid., pp. 228-229.

2048.

L’intellectuel organique correspond exactement à cette volonté de gommer toute distance entre l’individu et le mouvement politique auquel il appartient. C’est contre cette tendance typique des "intellectuels prolétaroïdes" que Bourdieu va forger le concept d’"intellectuel authentique", capable d’instaurer une "collaboration dans la séparation. " » Daniel Bensaïd, « Clercs et chiens de garde », in Clercs et chiens de garde, revue Contretemps n°15, Textuel, janvier 2006, p. 21.

2049.

Pour Olivier Neveux la rupture historique a lieu en 1981 et non en 1989, ce qui s’explique par le fait qu’il prend pour objet principal les compagnies de théâtre militant. Or, pour elles, c’est effectivement le niveau national qui prime, et l’arrivée de la gauche au pouvoir change la donne avant même l’effondrement du bloc soviétique en 1989. C’est pour cette raison que le colloque international consacré au théâtre et au cinéma militant qu’il a co-conçu avec Christian Biet prend pour butée chronologique 1981. Voir Christian Biet et Olivier Neveux (textes réunis et présentés par), Théâtre et cinéma militant, 1966-1981. Une histoire critique du spectacle militant, Paris, L’Entretemps, 2007.