ii. NAJE, le Théâtre de l’Opprimé entre théâtre de lutte politique et théâtre de refondation de la communauté.

La compagnie NAJE (Nous n’abandonnerons jamais l’espoir), « compagnie théâtrale professionnelle pour la transformation sociale (Théâtre de l’Opprimé) » 2050 basée en Ile de France et dont le slogan est « la culture, c’est ce qui fait lien entre les hommes ; le politique, c’est le contrat qui les lie », constitue un exemple intéressant parce que plus complexe que celui de Jolie Môme. Au regard de notre catégorisation en cités, la compagnie NAJE comme l’ensemble des pratiques deThéâtre de l’Opprimé aujourd’hui oscille entre la troisième et la quatrième cité, entre l’ambition de son fondateur Augusto Boal d’œuvrer à émanciper les opprimés, et une ambition plus récente d’œuvrer à la cohésion sociale. 2051 La compagnie entend travailler « avec ceux qui – à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions – partagent [leur] volonté de transformation : les associations, les acteurs sociaux professionnels ou militants, les élus locaux, les citoyens, souvent les plus fragiles mais aussi les autres. » Comme Jolie Môme, la compagnie articule selon différentes modalités pratique artistique et lutte politique, par le biais de spectacles autonomes ou joués dans le cadre de manifestations politiques, ainsi que par le biais d’invitations qui ressortissent davantage à l’ambition de participer à l’élaboration d’un projet critique. La compagnie a ainsi travaillé à partir des textes de nombreux scientifiques, experts, intellectuels et journalistes, et les a parfois invités. La collaboration est particulièrement forte avec Miguel Benassayag (philosophe et psychanalyste), intervenant régulier de la compagnie par le biais de l’association No Vox et du collectif militant qu’il a créé, Malgré Tout. Parmi les nombreux autres noms, l’on peut citer Luc Boltanski (sociologue co-auteur du Nouvel Esprit du Capitalisme) 2052 , Laure Nouhala (journaliste à Libération), Anne Rambach (co-auteur des Intellos Précaires) Pierre Tartakowsky (ATTAC), dont certains figurent parmi les « intervenants extérieurs » 2053 que sollicite parfois la compagnie pour tel ou tel projet. Le projet « Utopie et précarité » organisé sur la saison 2006-2007, atteste de cette collaboration, et de l’ambition d’une articulation du projet politique et artistique. Il

‘« vise à créer avec quarante participants dont les deux-tiers vivent de graves difficultés d’insertion sociale et professionnelle, un spectacle de théâtre-forum sur les questions croisées de la précarité et de l’utopie (comment la précarité empêche ou permet de rêver un monde de solidarité, de justice, de citoyenneté et d'humanité, d'agir pour l'inventer au quotidien ; Comment les personnes en précarité et pauvreté seraient-elles susceptibles justement du fait de leur place dans notre société, de la questionner dans le fond et de lui proposer des pistes pour sa transformation).
Penser l'avenir de la société à laquelle nous participons, agir pour la faire évoluer, apprendre et inventer et transmettre ce qu'on a appris et inventé, confronter nos idées et nos propositions concrètes à celles des autres (ceux qui viennent d'autres milieux sociaux, d'autres cultures, d'autres régions du monde, ceux qui ont d'autres passés et d'autres expériences, ceux qui ne sont pas de la même génération) : voilà le rôle de citoyen à part entière que nous proposons d'expérimenter aux habitants qui mèneront cette action avec nous.
La méthode du Théâtre de l'Opprimé que nous utilisons a pour objectif de donner aux citoyens qui veulent exercer davantage leur citoyenneté un outil de parole, mais aussi d'analyse d'une réalité, de construction et de préparation à l'action concrète. La méthode permet ainsi à ceux qui ont perdu confiance de se restaurer dans leurs capacités et d'accéder à la conceptualisation, à la création et à l'action dans leur quotidien. » 2054

Ce projet est pensé comme une « action » se déroulant en plusieurs phases, dont la première, qui se déroule sur quatre week-end de novembre 2006 à janvier 2007, est la « phase de formation », au cours de laquelle des experts sont invités pour des interventions, en parallèle d’improvisations théâtrales et de récits de leur expérience personnelle par les participants. L’objectif est ainsi d’élaborer une expérience et « une réflexion commune[s] » qui vont ensuite constituer le socle de la seconde phase, celle des répétitions, qui se déroule de janvier à juin 2007, pour aboutir au spectacle de théâtre-forum qui constitue la troisième phase : « Les Invisibles », spectacle joué le 1er juin 2007 au Théâtre de Chelles. Chaque scène du spectacle est jouée deux fois, afin que les spectateurs puissent venir sur scène et changer le déroulement de l’action, puisque « l’argument du forum, c’est la recherche commune sur comment agir pour changer ce qui ne nous convient pas. » Outre ce projet, la compagnie dispose d’un répertoire de vingt spectacles environ, mais peut aussi faire des créations selon les besoins du commanditaire. Dans le cadre de ces commandes, elle a notamment créé un spectacle sur l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, avec la délégations régionale Ile de France aux Droits des Femmes et l’association La Bouche, ou encore un spectacle sur l’organisation du système de formation interne de l’ANPE avec le CRDC d’Angers. La compagnie qui soutient plusieurs associations telles que RESF, le DAL et ATD Quart monde, semble a priori s’inscrire de manière évidente dans la cité du théâtre de lutte politique. Toutefois, les spectacles abordent des thèmes dont le contenu militant est fort variable : un spectacle comme « Les Invisibles » dénonce la police qui protège le capital et qui menotte l’étranger, d’autres prennent fortement parti pour les sans voix et dénoncent le chômage et la précarité. Mais certains spectacles et interventions prennent des positions aujourd’hui partagées par l’ensemble des dirigeants politiques et de l’opinion publique, sur le sida et les discriminations raciales. Si ces causes doivent encore être défendues aujourd’hui, parce qu’il existe encore des individus racistes, xénophobes, homophobes et hostiles aux malades du SIDA, et parce que le travail de conscientisation doit toujours être recommencé, la discrimination subit une réprobation de principe générale. Il nous paraît donc impropre de parler de théâtre de lutte politique dans la mesure où « l’adversaire » reste individuel, et où il s’agit moins de le combattre que de l’éduquer. D’autres enfin, qui portent sur la citoyenneté ou les relations parents/enfants, s’ils oeuvrent indéniablement à refonder la communauté politique (et familiale), ne ressortissent pas au théâtre de lutte politique. Parmi les partenaires de la compagnie depuis 2001 se trouvent d’ailleurs le Ministère de l’Emploi, le Secrétariat d’Etat à l’Economie Solidaire, le Ministère de la Jeunesse et des Sports, le Comité National des Villes, le Fonds Social Européen, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la Délégation Interministérielle de la Ville et le Ministère de la Culture. Cette diversité des partenaires, de même que l’existence d’un consensus politique officiel des partis de gauche comme de droite sur la question du racisme, de l’antisémitisme et de toutes les formes de discriminations y compris sexuelles (femmes, homosexuels), soulève par ailleurs, au-delà de l’exemple de la compagnie NAJE, une interrogation que nous avons jusqu’à présent laissée dans l’ombre : Le théâtre de lutte politique est-il forcément de gauche (extrême) ?

Notes
2050.

Pour cette citation et les suivantes, nous renvoyons au site de la compagnie, consultable en ligne à l’adresse : http://www.naje.asso.fr

2051.

Voir supra, Partie III, chapitre 2, 2, d. iii et iv.

2052.

La directrice de la compagnie, Fabienne Brugel, a ainsi fait un résumé du livre, disponible sur le site de la compagnie, Source : site, rubrique « des textes qui font penser », onglet « morceaux choisis. »

2053.

Pour une liste complète, se reporter au site de la compagnie.

2054.

Source : http://www.naje.asso.fr/article.php3?id_article=197