Depuis le début de notre thèse nous n’avons analysé qu’un théâtre qui prend pour référent politique la gauche : quand le théâtre postpolitique considère qu’il n’y a plus d’espoir politique et anthropologique, c’est en référence à un projet politique d’émancipation, et les trois autres cités répondent à leur manière à la crise du projet critique et de la lutte politique de gauche. La cité du théâtre politique œcuménique leur substitue un référent moral inspiré des idéaux humanistes de la Révolution, au premier chef desquels la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la devise « liberté, égalité, fraternité », et renouvelle de manière théorique l’ambition d’un théâtre citoyen, c’est-à-dire fondé sur les principes républicains, ce qui s’explique d’autant plus par le fait que ce théâtre d’art populaire est financé par l’Etat et les collectivités territoriales, et qu’il y va donc de l’image de la République Française. La troisième cité répond à la crise du projet critique en évitant de la poser, et entend refonder la communauté théâtrale et politique par une démarche essentiellement pragmatique basée sur le principe de la réciprocité, bien que les démarches en question s’inspirent d’une idéologie assez proche de celle à l’œuvre dans la deuxième cité et soit elle aussi liée aux collectivités publiques. Quant à la cité du théâtre de lutte politique, elle est par son histoire la plus directement liée à celle du mouvement révolutionnaire et aux partis et organisations de gauche et plus précisément encore d’extrême-gauche. C’est d’ailleurs ce qui pourrait de prime abord expliquer facilement un certain déclin de ces formes d’extrême-gauche, et l’on peut considérer à ce titre que si le théâtre populaire national est entaché par le spectre de la Shoah, le théâtre militant l’est par celui du Goulag. Il a pu exister un théâtre militant qui ne se situe pas primitivement sur le clivage gauche-droite – nous pensons ici aux théâtres régionalistes, mais ces revendications dont la plupart se sont crisallisées autour de Mai 68 ont toujours fini par s’inscrire dans ce grand clivage 2055 , mais parfois avec un positionnement inhabituel, comme a pu en témoigner au cours de l’histoire le cas du théâtre indépendantiste breton. 2056 Plus généralement, il a pu exister un théâtre militant pour les valeurs de la droite, et nous avons eu l’occasion d’évoquer les ambiguïtés du théâtre populaire de la Nation dans les années 1930-1940. Mais il semble précisément que le spectre de cette époque hante aujourd’hui encore le théâtre. L’on constate toutefois une évolution singulière sur notre période. Evidemment, nous l’avons dit, certaines questions, comme celle des discriminations et ce que l’on appelle les questions sociétales, qui faisaient jadis l’objet d’une lutte caractéristique de la gauche, font aujourd’hui consensus. De même nous avons pu voir dans notre troisième partie qu’officiellement, la droite lutte elle aussi contre les inégalités sociales, par le biais de la politique de la ville. Cependant il est une question qui aujourd’hui comme hier continue à démarquer sinon les partis, du moins l’idéologie de gauche et celle de droite : la question économique, et plus précisément la prise de position quant au capitalisme. C’est d’ailleurs du fait des ambiguïtés du plus important parti de gauche en France aujourd’hui sur cette question que la gauche traverse aujourd’hui une crise idéologique et politique dont l’origine remonte sans doute au début de la « parenthèse » de 1983. A l’inverse, l’idéologie de la droite s’est sur ce point décomplexée tout au long de notre période, et les élections de 2007 ont cristallisé cette évolution. Nous avons pu voir 2057 et nous verrons encore 2058 plusieurs exemples de spectacles qui prennent en charge un discours révolutionnaire de droite de façon ironique. Mais il existe également un théâtre qui défend au premier degré les valeurs néolibérales, quoique de manière extrêmement marginale au sein de la vie théâtrale française parce qu’extérieur au théâtre public, du fait tant de l’identité sociologique et « psychologique » pourrait-on dire des artistes de théâtre, que de l’histoire de l’institutionnalisation du théâtre comme catégorie d’intervention publique en France. C’est donc comme une exception que l’exemple du théâtre en entreprise nous paraît essentiel à analyser.
Comme la plupart des compagnies spécialisées dans le théâtre en entreprise, la compagnie Théâtre à la Carte 2059 se met au service de l’idéologie libérale et des valeurs de l’entreprise. La compagnie propose ainsi des interventions pour différents événements de la vie de l’entreprise : « événements internes » (« convention, réunion, assemblée générale, séminaire international, séminaire force de vente », des « célébrations » (« anniversaire, remise de prix, cérémonie des vœux, inauguration, hommage,… »), des « événements externes (« conférence de presse, lancement de produits, journée portes ouvertes, salon »). Et ces interventions peuvent porter sur différents thèmes, ainsi présentés sur le site de la compagnie : « Valeurs et projet d’entreprise, réorganisation interne, management, Qualité, sécurité, environnement, Relation clients, Confidentialité, Grands thèmes de société comme la diversité, le développement durable, les risques liés à l’alcool, etc. » Le théâtre est présenté comme un outil de communication très efficace, et l’utilisation du théâtre comme outil de propagande efficace et complémentaire d’autres outils ne peut que faire songer au théâtre d’agit-prop :
‘« Il y a vingt ans, le théâtre en entreprise ne fonctionnait pas bien car les entreprises n’étaient pas prêtes à se moquer de leurs comportements. Aujourd’hui elles pratiquent plus facilement l’autodérision. Le côté humain de l’entreprise est de plus en plus accepté : l’intelligence émotionnelle est reconnue depuis quelques années l’humour rentre dans les mœurs. Ce n’est pas anodin si Le Monde Economie nous a confié une chronique régulière où nous envoyons une photographie de l’entreprise avec un œil décalé. Dans nos formations à la prise de parole, nous aidons les personnes à se décontracter et à savoir introduire avec naturel, une petite dose d’humour bien placée. Le discours passe alors beaucoup mieux. Mais l’humour est un art de communiquer qui n’est pas donné à tout le monde. Il faut savoir trouver le bon dosage, l’alchimie. Dans la majorité de nos scenarii, nous essayons d’introduire de l’humour, dosé différemment selon les sujets. Nos saynètes passent par la caricature mais tout en restant plausibles. Les gens ne se sentent pas agressés mais peuvent se reconnaître sur certains points et se remettre en cause. L’humour permet de dédramatiser les situations et de véhiculer des messages. On constate que le théâtre d’entreprise permet une bonne appropriation et mémorisation des messages. Un an plus tard, on nous parle encore de nos interventions. J’ai le souvenir du personnage d’un de nos spectacles qui est même devenu une expression au sein de l’entreprise. » 2060 ’Cet exemple permet de constater qu’il n’y a pas nécessairement de rapport d’implication entre la forme artistique et le contenu idéologique que défend un théâtre ou le projet politique dans lequel il s’inscrit : les compagnies de théâtre en entreprise 2061 véhiculent les valeurs de l’entreprise capitaliste en usant de la même conception du théâtre comme outil de propagande idéologique parmi d’autres et des mêmes techniques que le théâtre d’agit-prop (saynètes courtes, situations et personnages schématiques, utilisation du comique) et le Théâtre de l’Opprimé (théâtre-forum à base de mises en situation et d’improvisations.) Et réciproquement, nous allons voir dans notre second chapitre que le théâtre de lutte politique de gauche ne se caractérise pas par un modèle esthétique uniforme. Le cas du théâtre en entreprise demeure une exception tout à fait marginale, et le théâtre de lutte politique qui domine en France, et le seul qui soit reconnu par les pouvoirs publics tant au niveau local que régional et national est idéologiquement porteur des valeurs républicaines ou de gauche, jamais de droite. Du fait de cette appartenance commune, la catégorie « théâtre de gauche » et même « théâtre d’extrême gauche » s’est au cours de l’histoire révélée beaucoup trop large, car c’est en son sein que se trouvent les affrontements les plus violents. La notion de « théâtre d’intervention » a permis à une certaine époque de mettre en exergue la spécificité d’un certain théâtre au sein des grands mouvements de gauche, et notamment l’opposition qu’il constitue au tournant manifesté par le PC dès le milieu des années 1930 vers une conception universelle de la culture – tournant devenu ligne droite dont le tracé se poursuit dans les années 1970. Mais aujourd’hui, du fait de la crise du projet critique, de l’affaiblissement des structures partisanes anciennes et du redéploiement du mouvement social en de nouvelles structures et nébuleuses de structures dont la plupart émanent de la société civile, et sont plus lâches tant sur le plan de l’organisation que sur le plan idéologique, il semble que l’expression théâtre de lutte politique soit suffisante pour appréhender une telle réalité dans le cadre de la France de 1989 à 2007.
C’est le cas du théâtre occitan et notamment du Theatro de la Carriera.
L’histoire politique du théâtre breton est de loin la plus complexe. D’héritage très ancien, son histoire est fracturée par un trou noir autour des années 1940, puisque ce théâtre, tout comme l’ensemble du mouvement nationaliste breton, est entaché de complicité avec le nazisme, ce qui a contribué à le marginaliser. C’est donc en rupture affichée avec cette époque que le théâtre breton s’est revivifié dans les années 1970 dans le cadre des luttes indépendantistes et du mouvement de contestation sociale. Une compagnie comme Ar Vro Bagan a ainsi « participé activement » à ces « années glorieuses» «en apportant son soutien aux ouvriers, paysans, aux écoles diwan, aux marins, à la lutte anti-nucléaire, anti-marée noire, anti-tourisme à outrance, ou à la militarisation excessive de la Bretagne. » Le spectacle Mo c’helljen-me kanan laouen, créé en 1977 par la compagnie, revendiquait ainsi le qualificatif de « théâtre militant en langue bretonne. » Source : http://perso.orange.fr/avb/gallel/rep/Breizhaktufr.htm
Nous avons vu dans notre paragraphe précédent l’exemple de la BAC, et dans notre première partie l’exemple du spectacle Fées. Voir supra, Partie I, chapitre 4, 1, c.
Voir la mise en scène par Anne Monfort du texte de Falk Richter, Sous la glace. Voir infra, 3.
Source : Site de la compagnie Théâtre à la carte : http://www.theatrealacarte.fr/
« Théâtre d’entreprise. Les entreprises pratiquent plus facilement la dérision. », Le Magazine Personnel, septembre 2006.
Nous n’avons cité que l’exemple de Théâtre à la Carte parce qu’il nous paraît emblématique du théâtre en entreprise qui nous intéresse non pas en soi mais à titre de comparaison permettant de mettre en lumière le socle idéologique commun à nos cités du théâtre politique.