a. La République comme revendication radicale d’égalité.

La remise au goût du jour de l’œuvre de Romain Rolland qui paraissait jusqu’alors tombée aux oubliettes de l’histoire théâtrale, s’inscrit dans cette volonté de raviver une interprétation radicale de la Révolution. Plusieurs pièces tirées ou inspirées de son Théâtre de la Révolutionsont représentées à la faveur du Bicentenaire : Les Loups est mis en scène par Bernard Gauthier au Théâtre Populaire du Midi à Nîmes, 1789, l’an I de la liberté, est créé par un collectif lyonnais à partir de la pièce de jeunesse 14 juillet, tandis que le Théâtre Romain Rolland de Villejuif produit Robespierre, adaptation de la pièce éponyme de Romain Rolland par Christophe Merlant et Alain Mollot et mise en scène par Alain Mollot. S’il s’agit d’une version singulièrement écourtée, l’enjeu de ce dernier spectacle demeure cependant le même que celui de la pièce de Romain Rolland, avant-dernière pièce de son « épopée dramatique de la Révolution française » 2065 , écrite en 1938 et jouée en 1939, dans un contexte où la nation républicaine et ses acquis étaient gravement en péril. L’action se centre sur les trois mois qui séparent l’exécution de Danton de celle de Robespierre, entre le 5 avril et le 18 juillet 1794. La pièce interroge ce moment où les plus ardents révolutionnaires républicains « vont s’acharner à détruire leur œuvre : la République » 2066 , alors même que « leurs convictions s’allient à leur intérêt pour les obliger tous à sauver la République. » 2067 Robespierre fait preuve de davantage de « clairvoyance » 2068 , mais ne parvient pas à infléchir ses anciens compagnons, et devient de ce fait leur adversaire. A travers son destin, c’est donc « la fatalité terrible des Révolutions » 2069 que Rolland interroge dans la pièce – et le metteur en scène dans son spectacle – tout en sauvant cette figure, pour en faire en quelque sorte la vérité de la Révolution Française :

‘« J’ai tenté de retracer exactement le drame halluciné de ces derniers mois de la Révolution Français – avril à juillet 1794 – car, après le 9 Thermidor, la Révolution est morte. Les Thermidoriens l’ont tuée. ’

Il nous est devenu aujourd’hui tout à fait clair que Robespierre a dominé toute la Révolution, non seulement par l’intégrité de son caractère, mais par la lucidité de son génie et par son inflexible attachement à la cause populaire. » 2070

D’autres spectacles valorisent ainsi, à travers la figure de Robespierre, l’exigence révolutionnaire comme un absolu, et insistent non seulement sur la liberté qu’incarne la figure de Danton, mais sur l’égalité. Citons entre autres la pièce de Kateb Yacine Le Bourgeois sans-culotte ou le spectre du parc Monceau 2071 . Il s’agit d’une pièce spécifiquement écrite dans l’optique du Bicentenaire et donc de l’une des rares pièces de Kateb destinées uniquement à un public français. La pièce sera créée en 1984 par Thomas Genari, au Centre Culturel du Noroît à Arras, dans la ville de Robespierre, puis reprise en 1988 à Avignon, l’année où Kateb séjourne en France, et enfin de nouveau à Arras en 1989, l’année où meurt Kateb. Il existe deux versions de la pièce :

‘« Selon les variantes (il s’agit du même corps de texte avec rajouts, suppressions ou inversions de scènes), tantôt l’action s’attarde sur la description des mœurs et des complots de la cour et du roi Louis XVI, tantôt à l’Assemblée à travers les débats des députés jacobins en la personne de Robespierre et de ses amis politiques, tantôt dans la rue avec la révolte des Sans-Culottes, tantôt dans l’Algérie colonisée au XXesiècle, ou dans la Martinique de 1789 avec les esclaves en révolte. » 2072

Le spectacle fait le pont entre l’idéal d’émancipation incarné par Robespierre et les luttes des esclaves puis des colonisés depuis lors. La pièce fait se rencontrer et dialoguer des personnages fictifs ou historiques appartenant à différentes époques et à différents lieux, qui interrogent la réalisation de l’idéal républicain « liberté, égalité, fraternité », hors de France (colonies) et même sur la période contemporaine en France (immigrés.) Deux autres spectacles, créés pour l’édition 1989 2073 du Festival d’Avignon, questionnent l’acquis de l’abolition de l’esclavage : La Mission de Heiner Müller, que nous avons déjà évoqué 2074 , et Brûle, rivière, brûle, de Jean-Pol Frageau, mise en scène par Robert Gironès. Enfin la mise en scène de la pièce de Olympe de Gouges, L’Esclavage des Nègres, donne un angle d’autant plus actuel à la question qu’elle est produite par le Théâtre Vollard à l’Ile de la Réunion. La figure de Olympe de Gouges permet également de questionner le statut des femmes, autres perdantes de la Révolution, et nombre de spectacles rendent hommage à la militante pour l’abolition de l’esclavage et pour les droits des femmes : Olympe et ses sœurs, Michèle Blèze, mise en scène par Jocelyne Carmichael à Montpellier et Germinal an III, de Claire Etcherelli, mise en scène par France Darry aux Tréteaux de France. Qu’il s’agisse des femmes, des immigrés ou de la langue comme outil de domination, c’est la question du traitement réservé à la partie la plus faible du peuple, qui nourrit la démarche d’artistes dont le projet témoigne d’une volonté de rendre le souvenir de la Révolution vivace, mieux, de manifester l’actualité des enjeux révolutionnaires, en faisant porter la critique non plus sur la Révolution mais… sur les orientations de la commémoration du Bicentenaire – en témoigne encore Thermidor-Terminus d’André Benedetto, créé dans son Théâtre des Carmes d’Avignon. Tous ces spectacles ont en commun de focaliser leur lecture de la Révolution sur le principe de l’égalité davantage que sur celui de la liberté. C’est pour ça que domine la référence à Robespierre, où encore à Baboeuf (dans Gracchus Baboeuf ou la Conspiration des Egaux, mise en scène par Giovanni Pammpiglione et Pierre Santini 2075 ). Et les projets réalisés par Armand Gatti dans le cadre des cérémonies du Bicentenaire, s’ils peuvent pour partie s’inscrire dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique 2076 , ravivent également une interprétation de la Révolution comme émancipation des classes dominées (qu’il s’agisse des immigrés, des femmes ou des « loulous ») par les classes dominantes.

Notes
2065.

Romain Rolland, « Préface du 26 octobre 1938 », Robespierre, Paris, Albin Michel, 1939, p. 7.

2066.

Idem.

2067.

Idem.

2068.

Ibid., p. 8.

2069.

Idem.

2070.

Romain Rolland, « La parole est à l’histoire », in Robespierre, ibid., p. 312.

2071.

Kateb Yacine, Le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau, in Boucherie de l’Espérance, Œuvres Théâtrales, textes établis par Zebeida Chergui, Paris, Seuil, 1999, pp. 455-566.

2072.

Zebeida Chergui, « note au lecteur », in Boucherie de l’Espérance, ibid., p. 37.

2073.

Irène Sadowska-Guillon, « La Révolution mise en scène », Acteurs n° 71, juillet 1989, p. 52.

2074.

Voir supra, partie I, chapitre 4, 1, a.

2075.

Irène Sadowska-Guillon, op. cit., p. 51.

2076.

Voir supra, Partie III, chapitre 2, 2, b.