b. Les deux visages d’Armand Gatti : la résistance du combattant face au travailleur social.

Nous avons vu dans notre troisième partie que si Armand Gatti peut sans conteste être rangé dans la catégorie des combattants politiques, il entretient tout au long de son parcours une relation très ambivalente avec la parole et avec l’appartenance militante. Pour lui, la parole n’est pas l’énoncé d’un combat, mais pour autant, il considère bien la parole, et le théâtre, comme un combat, et pour lui « si le théâtre n’est pas un combat, n’entre pas dans les préoccupations, les luttes et les espoirs des hommes de mon siècle, il n’a pas de sens. » 2077 L’idée que la parole n’est pas seulement un outil d’intégration mais une arme, s’inscrit dans l’idée que « les exclus » ne le sont pas par l’opération du saint esprit mais parce qu’il existe une volonté qu’ils le soient, et cette idée s’enracine dans la biographie de cet enfant d’immigrés :

‘« C’est une passion, l’écriture. Je sais très bien comment est née cette passion : j’étais enfant d’émigré pauvre. Je me défendais dans la rue en me battant ; à l’école, j’ai découvert que mon arme de combat ne pouvait être que la langue française. Je ne pouvais être que le premier en Français. Je suis devenu amoureux de cette langue, j’en suis maniaque. Quand j’écris, je souffre beaucoup, je prends, je reprends, mon écriture est plus poétique, synthétique, qu’analytique – telle est mon approche de la réalité. » 2078

C’est donc le combat qui est à l’origine de la passion, laquelle a en retour permis la transfiguration en art de cet affect. Construisant une dramaturgie des possibles, « refusant la réduction qu’imposerait à terme tout réalisme, A. Gatti propose un théâtre qui s’extirpe des limites temporelles, spatiales et narratives – nécessairement oppressives. » 2079 Mais le combat pour les opprimés, contre l’oppression et les oppresseurs, est attendu non seulement dans la matière même de l’écriture, mais dans le contenu thématique des œuvres de A. Gatti, comme en témoigne l’hommage par avance de Madeleine Rebérioux en 1988 au spectacle que va faire A. Gatti sur Robespierre :

‘« Vous êtes […], je l’espère, celui par qui Robespierre recevra en 1989 l’hommage qui lui est dû dans la station de métro qui porte son nom – Robespierre, l’ami des Juifs et des Noirs, Robespierre qui place l’égalité en tête des Droits de l’Homme, Robespierre qui a su dire que " les peuples n’aiment pas les missionnaires bottés ", le seul enfin, avec Mirabeau, à réclamer en août 1789 la liberté totale de la presse – mais surtout, vous restez l’homme, le créateur, l’ami avec qui nous avons longtemps œuvré au temps de V comme Vietnam. » 2080

L’historienne espérait du spectacle d’A. Gatti qu’il s’élève contre ce qu’elle estimait être une « berlusconisation de l’histoire » 2081 de la Révolution par François Furet. C’est donc bien l’ancienne image d’A. Gatti le militant que ravive le Bicentenaire, aux côtés de celle plus récente du poète en habit de travailleur social. 2082 A. Gatti entend mettre à distance la commémoration et l’héritage de la Révolution pour mieux manifester l’actualité et la nécessité contemporaine de l’idéal révolutionnaire. Nous avons vu qu’il tente de réaliser en acte, dans et par ses stages de réinsertion, l’idéal de liberté, d’égalité et de fraternité contenu dans la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen. Mais ses spectacles sont également porteurs d’un discours de contestation du Bicentenaire et de l’interprétation de la Révolution, dont ils dénoncent le caractère bourgeois. Le projet n° 85 du concours Inventer 89, intitulé « Le métro Robespierre répète la Révolution », s’inscrit d’emblée en marge de l’intention dominante, puisqu’au lieu de valoriser la portée universelle des droits de l’homme, A. Gatti va questionner l’actualité de leur application sur le territoire français :

‘« Par quels chemins […] les exclus de la société, chacun à sa façon – détenus en cours de peine, psychiatrisés, toxicomanes, analphabètes et parfois même handicapés – vont-ils se retrouver à la station de métro Robespierre pour réinventer les Droits de l’Homme ? […] Pour la plupart, ce n’est pas ce qu’ils ont appris à l’école qui peut beaucoup les perturber. Que connaissent-ils de la Révolution Française ? Des noms, comme cette station de métro Robespierre […] S’il fallait donner une couleur à leur rencontre, ce serait plutôt celle de la dérision (Qu’est-ce qu’on va rigoler !!) Entre les Droits de l’Homme et eux, il y a l’histoire, la Révolution française. Ils y pénètrent comme des touristes de Bateaux-Mouche visitant Paris.  2083

Le fait que les loulous n’aient pas été à l’école prouve que l’idéal républicain n’est pas incarné dans la France de 1989. Le spectacle se veut néanmoins historique, et fournit une interprétation très peu oecuménique de la classe politique, composée des « blêmes » 2084 qui « ont toujours un carême d’avance » 2085 , « n’arrêtent pas de parler de vertu, de droiture, habillent le Christ du pantalon des sans-culottes et se défoncent à l’être suprême » 2086 , et des « couilles (grands et petits), toujours accrochés du bon côté du manche » 2087 , « des tueurs (Fouché, Tallien, Billaud-Varennes, Collot d’Herbois, Barras) » 2088 toujours prêts « pour la bonne cause (le pognon !) » 2089 L’interprétation des Droits de l’homme est elle aussi peu œcuménique :

‘Alors, cette révolution, c’était quoi ? Les sans-culottes – et avec leur face de carême les Robespierre, les Saint-Just et les Marat ? La vertu, c’est pas toujours négatif. Les Droits de l’homme, ce sont les droits des sans-culottes, pas de la noblesse ou de l’Eglise (ils les avaient déjà et au-delà.) Et si la bourgeoisie s’était engagée contre l’Ancien Régime (Girondins, Brissotins, ceux de la plaine et les Jacobins du Marais) ce n’était pas pour donner des droits aux pauvres, mais pour pouvoir faire partie des riches, elle aussi qui a pratiqué le « ôte-toi de là que je m’y mette » quand c’était nécessaire. En grande partie, les Droits de l’Homme sont le résultat de cette gymnastique. » 2090

Ce qu’A. Gatti veut retenir de la Révolution, c’est, plus que la lutte pour la liberté, la lutte pour l’égalité – celle des femmes 2091 , des immigrés, des loulous qui participent au projet – ce qui le conduit à valoriser la Conspiration des Egaux :

‘« La grande lutte de la Révolution, c’est celle de l’égalité, […] la lutte entre les Corruptibles et les Incorruptibles. Et quand les corrompus éliminent en tuant (c’est devenu une habitude) les incorruptibles dont ce fut pour Robespierre le surnom – que reste-t-il de la révolution des droits et des sans-culottes ?
Contre toute attente, il reste quelque chose, il y aura un groupe d’hommes pour la continuer, même si l’histoire les a relégués dans ses chroniques conspiratives. Tout leur programme tient dans leur nom : Les Egaux. Arrêtés à la suite des contacts qu’ils essayaient d’établir avec les soldats de l’an IV, Carnot dit le grand […] leur fabriqua un procès. Et dans ce procès se jouera l’identité de la Révolution finissante. Ce sera la condamnation de tous les Egaux. Et pour deux d’entre eux, la mort. » 2092

C’est par le biais de ces hommes que la Révolution est active aujourd’hui pour Gatti qui estime que « les laissés pour compte réunis au métro Robespierre pour réinventer à leur mesure les Droits de l’homme, savent qu’ils sont aujourd’hui des Egaux tels qu’ils furent arrêtés le 21 Floréal an IV et condamnés le 7 Prairial an V. » 2093 Et c’est pour cette raison que la commémoration entre forcément en contradiction avec le projet révolutionnaire, comme le note Jean-Pierre Han, « tout le monde étant bien obligé de faire semblant d’ignorer que rien n’est plus éloigné de l’idée révolutionnaire qu’une telle entreprise, sauf à considérer que la Révolution elle-même est une immense célébration… » 2094 C’est dans cette mesure que la démarche d’A. Gatti paraît pertinente à Jean-Pierre Han, puisque le poète militant s’empare de cette occasion pour, comme à son habitude, aider les déshérités de la parole à la reprendre, à la saisir comme une arme… révolutionnaire. La dimension d’appropriation de soi, que nous avons évoquée dans notre troisième cité, coexiste en effet avec une évidente dimension de contestation sociale, si l’on considère cette fois la démarche de Gatti non dans sa relation directe avec les loulous mais dans la prise de parole indirecte que sa démarche constitue, notamment vis-à-vis des pouvoirs publics, et dans le contenu même du spectacle Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Le spectacle porte comme le dit Gatti « non pas sur la Révolution – cela ne nous paraissait pas évident » 2095 , mais sur « la commémoration de la Révolution ». 2096 Et l’appel à candidatures affiché sur les murs de la prison prévient les détenus : « Ecrire, c’est votre dignité. » 2097 C’est dans cette mesure que, comme le dit un détenu ayant participé aux Combats du jour…cité par Jean-Pierre Han, la démarche de Gatti est « révolutionnaire » 2098 , car « il donne la parole à des gens qui ont des choses à dire et qui ne savaient pas comment les dire, des gens à qui on avait ôté la parole. Et avec tout ça, il fait des spectacles. » 2099 Le résultat du travail d’écriture avec les détenus tire sa force, selon Gatti, du fait qu’il se sert des personnages de la Révolution pour « manifester quelque chose, pour prendre la parole, remplir ce formidable espace de liberté. » 2100 Et A. Gatti décoche au passage quelques flèches à « Monsieur Bicentenaire », destinataire fictionnel du texte, dont le double réel – Jack Lang en personne – assiste à l’une des deux représentations. Le cadre également contribue à conférer sa portée au spectacle, car la réflexion sur la liberté et sur le temps à l’œuvre dans la Révolution et dans le spectacle – notamment au travers du personnage de Sade, fortement interrogé par les acteurs – résonne forcément d’un écho singulier dans une prison :

‘« Temps mêlés, temps de la représentation (temps du théâtre), temps objectif […], temps arrêté de la prison. Ronde infernale des comédiens sur l’image des cadrans. Un peu plus tard, à cinq heures, un gardien viendra signifier à tous que la parenthèse de liberté est terminée. Irruption du réel. Le temps de la prison a rattrapé les détenus… Un peu trop tard peut-être, quand même, parce que la Parole errante aura malgré tout rempli son office : venir se lover dans cet endroit […] de Fleury-Mérogis et faire battre la vie à s’en faire mal. » 2101

Le travail d’A. Gatti autour de la Révolution Française atteste des ambiguïtés propres à la démarche de commémoration d’une Révolution dans une République qui se situe dans un héritage complexe du fait révolutionnaire, et manifeste également l’ambivalence de l’œuvre du poète résistant A. Gatti au regard de notre catégorisation en cités. Récusant toute appartenance politique alors qu’il paraît de tous les combats, sa parole poétique entend voguer bien au-delà des frontières du langage militant, et c’est d’ailleurs le reproche que lui adresse en toute amitié Lucien Attoun, lors du colloque-consécration de 1988 :

‘« Gatti finira bien peut-être par expliquer comment il se fait qu’il y ait des gens qui disent : " Moi, je n’ai pas d’ennemis à gauche " ou " moi, je n’ai pas d’ennemis à droite ", et que lui ; Gatti, n’ait d’ennemi ni à gauche ni à droite, et pourtant il fait de la politique, et pourtant il a été et est de tous les combats. C’est une question que je te pose à toi : Comment fais-tu pour recevoir les compliments de tout le monde, tranquillement, sans ambiguïtés, toi qui a défendu un théâtre qui devait diviser ? 2102

La position d’A. Gatti au regard de la perspective révolutionnaire est de fait extrêmement singulière, puisqu’il estime qu’« un autre monde est possible » précisément parce qu’il est impossible de changer le monde réel, se situant dans la filiation explicite d’avec son « frère libertaire » 2103 Auguste Blanqui. 2104 La « Tour Blanqui » construite sur les lieux de la Parole Errante en 2002 matérialise d’ailleurs l’ambition de L’éternité par les astres, ouvrage écrit durant la Commune, et réalise ensemble les deux idéaux de liberté et d’égalité. C’est en position allongée et le regard tourné vers le ciel que les hommes éprouvent ensemble la réalité que peuvent recouvrir les mots de liberté et d’égalité.

Au contraire, tout un ensemble d’artistes, parce qu’ils n’ont pas la même histoire qu’A. Gatti, ni peut-être parfois d’ailleurs la même connaissance de l’Histoire, entendent l’expression « un autre monde est possible » dans un sens immanent, comme la volonté (et donc la possibilité) de transformer le monde existant. Un fil peut en effet être tendu depuis le renouveau de la contestation politique à l’occasion du Bicentenaire en 1989 jusqu’au développement du mouvement altermondialiste au tournant du XXIe siècle, dans lequel va s’inscrire le théâtre militant dans un premier temps, avant que le slogan « un autre monde est possible » et les thématiques altermondialistes ne gagnent le théâtre institutionnel. La critique de la société de consommation capitaliste et du caractère antidémocratique des prétendues démocraties occidentales est ainsi présent comme un fil rouge dans l’œuvre de Rodrigo Garcia, et justifie pour partie sa haine du théâtre. L’histoire de Ronald, le clown de Mac Donald 2105 met ainsi explicitement en relation la torture en Argentine et la société de gavage occidental. Le diptyque de Fausto ParavidinoPeanuts/Gênes 01, mis en scène par Stanislas Nordey en 2006, revient quant à lui de manière explicite sur la répression policière dont ont été victimes les manifestants altermondialistes lors du contre sommet du G8 en 2001. 2106 Et c’est le devenir de ce théâtre résolument de gauche, fondé sur une dramaturgie et une eshtétique du clivage, sur un travail de division du public et sur une conception du rôle du théâtre et de l’artiste politiquement clivés, qui va nous intéresser à présent. Et pour mieux en comprendre les enjeux, il est indispensable dans un premier temps de revenir sur les définitions, options et contradictions dont hérite ce théâtre de lutte politique, avant de nous interroger sur les formes esthétiques et les thématiques qui prévalent sur la période 1989-2007.

Notes
2077.

Armand Gatti, « Un théâtre qui divise », entretien avec Véronique Hotte, Théâtre/Public, n° 75, Gennevilliers, mai-juin 1987, p. 43.

2078.

Ibid., p. 44.

2079.

Olivier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007, p. 22.

2080.

Madeleine Rebérioux, « V comme Vietnam », in Philippe Tancelin (sous la direction de), Salut Armand Gatti. Théâtre sur paroles, Actes du Colloque International Armand Gatti, Toulouse, L’Ether Vague, 1989, p. 67.

2081.

Steven Kaplan, Adieu 89, p. 745.

2082.

Si la formule peut heurter la sensibilité révolutionnaire de certains inconditionnels, elle ne nous paraît pas moins adaptée.

2083.

Armand Gatti, cité in in Jean-Paul Jungmann et Hubert Tonka, Inventer 89, coll. Vaisseau de Pierre 3, Champ Vallon / Association de la Grande Halle de la Villette, 1988, non paginé. Note d’intention du projet n° 85 « Le métro Robespierre répète la Révolution » de Armand Gatti avec Francis Gendron (CAC de Montreuil) et Jean-Jacques Hocquart (La Parole Errante).

2084.

Idem.

2085.

Idem.

2086.

Idem.

2087.

Idem.

2088.

Idem.

2089.

Idem.

2090.

Idem.

2091.

« La première visite dans ce genre d’entreprise, c’est toujours pour les femmes. La Révolution Française n’en manque pas. Et voilà Thérésa la ravageuse, dite Notre Dame de Thermidor, […] Pauline (l’Orgiaque), et Margot (Croqueuse de Diam’s et petite sœur des riches, soit filles de banquiers, soit putes, soit mondaines, soit les trois à la fois et toujours ave un nom qui en dévisse. La vie pulpeuse, même si ça s’est mal terminé pour quelques unes.» Idem.

2092.

Idem.

2093.

Idem.

2094.

Jean-Pierre Han, « Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis : Combats du jour et de la nuit », in Acteurs, n° 71, juillet 1989, pp. 58-59.

2095.

Armand Gatti, ibid., p. 59.

2096.

Idem.

2097.

Jean-Pierre Han, ibid., p. 58.

2098.

Idem.

2099.

Idem.

2100.

Armand Gatti, ibid., p. 59.

2101.

Idem.

2102.

Lucien Attoun, « Un homme seul », in Philippe Tancelin (sous la direction de), Salut Armand Gatti. Théâtre sur paroles, p. 128.

2103.

Source : Armand Gatti, entretien filmé par Stéphane Gatti dans le film documentaire Les Combats du jour et de la nuit à la prison de Fleury-Mérogis, La Parole Errante, 1989.

2104.

Voir supra, Partie III, chapitre 2, 2, b, ii.

2105.

Voir supra, Partie I, chapitre 4, 3, b, iii.

2106.

Voir infra, chapitre 2, 3, d.