a. L’héritage du « théâtre populaire » et du « théâtre politique » de combat.

Au tournant du XXe siècle, alors que le mouvement ouvrier se consolide et que l’idée d’une lutte des classes est active de manière concrète autant que théorique, tout un courant d’artistes définit le théâtre comme partie intégrante de la lutte politique contre la bourgeoisie. Certains le nomment « théâtre populaire », refusant de laisser l’expression à ceux qui prônent un théâtre rassembleur de la communauté nationale par delà les clivages sociaux. 2108 C’est le cas nous l’avons vu de Romain Rolland, qui réduit le théâtre populaire au théâtre fait pour les classes populaires, et estime « qu’un théâtre populaire doit aujourd’hui être essentiellement socialiste […] pour être vivant et fécond » 2109 , et qu’il « n'y a plus moyen à l'heure actuelle de séparer le théâtre de la politique. Le théâtre, comme l'art tout entier, comme toute la vie intellectuelle et morale d'aujourd'hui, doit prendre parti dans le combat […] ». 2110 Cette définition du théâtre populaire se perpétue dans une certaine mesure chez Augusto Boal, à partir de la restriction du peuple à « ceux qui louent leur force de travail » 2111 , qui distingue trois catégories de théâtre populaire : le « théâtre du peuple et pour le peuple » 2112 , le « théâtre de perspective populaire et pour un autre destinataire » 2113 et enfin « le théâtre de perspective anti-peuple malheureusement destiné au peuple. » 2114 Dans ce dernier cas, il s’agit d’un théâtre anti-populaire qui séduit le peuple pour mieux l’aliéner, ce dernier étant alors le destinataire mais non l’instigateur de ce théâtre. A l’inverse, dans les deux premières catégories, il s’agit d’un théâtre qui se situe dans « la perspective transformatrice du peuple » 2115 (restreint aux classes populaires), mais qui n’est pas conçu par les mêmes instigateurs ni ne s’adresse au même destinataire. Dans le premier cas le peuple s’adresse à lui-même, la différence entre la scène et la salle se faisant en termes de degrés de conscientisation et non de composition sociologique (théâtre auto-actif), tandis que dans le second cas il s’agit d’un théâtre fait par des amis du peuple et destiné à défendre leur cause auprès des « publics bourgeois » – du théâtre payant – parce que ceux-ci « ne sont pas formés exclusivement de bourgeois » 2116 et que les convictions politiques des « êtres sociaux hybrides » 2117 qui « pensent comme des bourgeois mais ne vivent pas comme eux » 2118 « sont assez malléables, sujettes à variations » 2119 - autrement dit, susceptibles d’être converties à la cause de l’émancipation du peuple.

Erwin Piscator préfère quant à lui théoriser comme modèle Le Théâtre politique, dénomination moins équivoque que celle de théâtre populaire, et qui s’oppose au modèle du théâtre bourgeois comme il s’oppose à la société bourgeoise dont ce théâtre émane. Les racines du théâtre politique plongent ainsi dans le surgissement violent de forces venues « de deux directions : de la littérature et du prolétariat » 2120 , à la fin du XIXe siècle. Piscator prône une « nouvelle conception de l’art, active, combattante, politique » 2121 , « une utilisation de l’art au service de la politique » 2122 . Pour désigner la phase d’inféodation la plus radicale du théâtre politique au mouvement révolutionnaire, Piscator emploie cependant une expression différente, celle de Théâtre prolétarien ou théâtre de propagande :

‘« Commença le travail du théâtre de propagande. (Apparurent enfin des mots d’ordre révolutionnaires clairs). Ce fut le Proletarische Theater que je fondai avec mon ami Hermann Schüller en mars 1919. […] Il ne s’agissait pas ici d’un théâtre qui voulait mettre l’art à la portée du prolétariat, mais d’une entreprise consciente de propagande : en un mot, il ne s’agissait pas d’un théâtre pour le prolétariat, mais d’un théâtre prolétarien. […] Nous bannîmes radicalement le mot "art" de notre programme ; nos pièces étaient autant de manifestes grâce auxquels nous voulions intervenir dans l’actualité et "faire de la politique". » 2123

L’on trouve comme chez Rolland et comme chez Augusto Boal plus tard, l’idée d’un théâtre fait pour et par le peuple/le prolétariat – rappelons que le théâtre-forum de ce dernier repose sur « la contestation de la représentation théâtrale dans ses analogies avec la forme parlementaire comprenant délégués (acteurs) et mandataires (spectateurs). » 2124 Mais chez Piscator cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un théâtre autoactif fait de manière autonome par le peuple, cela signifie plutôt que les artistes professionnels qui encadrent ces pratiques théâtrales font partie intégrante de la lutte politique en tant que camarades du peuple.Toutefois, la définition que Piscator donne du « théâtre politique » excède les contours du « théâtre prolétarien » et de la lutte prolétarienne proprement dits, ce qui permet qu’elle demeure valide alors même que cette lutte a disparu – ou s’est en tout cas métamorphosée en profondeur – et c’est dans cette acception élargie que l’expression « théâtre politique » demeure d’actualité tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, subsumant les divergences des orientations idéologiques comme des modèles esthétiques que vont recouvrir les expressions « théâtre d’agit-prop », « théâtre documentaire », « théâtre épique » et « théâtre d’intervention ».

Notes
2108.

Voir supra, Partie II, chapitre 1, 2, b, iii.

2109.

Romain Rolland, « Théâtres populaires. Tribune libre », réponse à Alphonse Séché, Revue d'Art Dramatique, septembre 1903. L’article d’Alphonse Séché, « A propos du Théâtre Populaire », était paru dans l’édition du 15 août 1903 de la revue.

2110.

Idem.

2111.

Augusto Boal, « Catégories du théâtre populaire », Travail Théâtral n° 6, janvier-mars 1972, p. 5.

2112.

Idem.

2113.

Ibid, p. 12.

2114.

Ibid, p. 15.

2115.

Ibid, p. 5.

2116.

Ibid., p. 12.

2117.

Ibid., p. 13.

2118.

Idem.

2119.

Idem.

2120.

Erwin Piscator, Le Théâtre politique, in Le Théâtre politique suivi de Supplément au Théâtre politique, Paris, L’Arche, 1972, p. 29.

2121.

Ibid., p. 20.

2122.

Ibid., p. 30.

2123.

Ibid., p. 3 et p. 37

2124.

Olivier Neveux, « Contre l’art et les artistes ! La critique militante de la sphère esthétique (1966-1980) », in Jean-Marc Lachaud (sous la direction de), Art et politique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 111.