ii. Le théâtre documentaire d’Erwin Piscator ou l’invention du spectacle épique.

Piscator rejette le modèle bourgeois qualifié d’« art nébuleux » 2131 qui permet de « camoufler les failles et les crevasses des contradictions [du monde] et [de] les transformer en quelque chose d’irréel et d’acceptable. » 2132 Au contraire il importe pour l’artiste membre du Parti Communiste d’élaborer une esthétique qui mette en lumière voire accentue les contradictions du réel, qui serve « par une description exacte, à mettre ce monde à nu pour mieux pouvoir le modifier. » 2133 Comme le théâtre d’agit-prop, le théâtre politique de Piscator entend combiner comme deux étapes successives et complémentaires les fonctions d’information et de prise de position, la description ouvrant sur une interprétation qui elle-même débouche sur l’action politique de transformation. Et, si Piscator en vient lui aussi à conférer à l’invention scénique une place inédite, c’est que les dramaturgies révolutionnaires font encore défaut, et qu’« aucun des écrivains révolutionnaires et prolétariens […] n’a pu encore [lui] fournir, hélas, une seule pièce valable. C’est pourquoi il [lui] faut se contenter de la production existante. » 2134 En ce sens, Piscator considère que son « style de mise en scène ne fut peut-être que le résultat de l’absence d’œuvres valables. » 2135 Il transforme cependant la contrainte en atout, en reléguant le texte au rang de matériau manipulable tant sur le plan formel qu’idéologique. Ainsi, « presque toute pièce bourgeoise pourra servir à renforcer l’idée de la lutte des classes » 2136 par le biais des procédés de collage et de montage avec d’autres textes littéraires ou documentaires (journaux, statistiques) comme avec des images (images documentaires d’actualité ou d’archives, mais aussi images tirées de fiction, de films ou de dessins animés), à fonction d’information ou de commentaire – souvent satirique. Cette remise en question du statut du texte et le mélange d’une œuvre fictionnelle traditionnelle à des images et des textes documentaires dynamise la réception des spectateurs, qui ne sont plus immergés dans une fable continue mais sans cesse amenés à passer de la fiction à la réalité, et induit une nouvelle dynamique entre la scène et la salle. La première de Malgré tout, le premier spectacle de Piscator qui utilise une pièce basée entièrement sur des documents authentiques, va agir sur le metteur en scène comme une véritable révélation sur le pouvoir de l’esthétique documentaire :

‘« Tous ces gens qui emplissaient le théâtre avaient vécu cette époque et ce qui se déroulait sous leurs yeux c’était exactement leur destin, leur propre tragédie. Le théâtre devenait pour eux réalité, il n’y eut plus dès lors une scène face au public, mais une salle de réunion commune et gigantesque, un gigantesque champ de bataille, une gigantesque manifestation. C’est une unité qui, ce soir-là, révéla le pouvoir d’agitation du théâtre politique. » 2137

Parce qu’il parle de l’actualité politique, le spectacle touche les gens, et parce qu’il confronte sur la scène des matériaux hétérogènes, il les incite à une réception active et critique, et le théâtre en tant que tel se fait lieu politique, du fait du contenu révolutionnaire comme de la rupture esthétique. C’est en ce sens que l’on peut qualifier les spectacles de Piscator de spectacles épiques, alors même que les pièces qu’il met en scène ne méritent que rarement le qualificatif. Reste donc encore à trouver le « poète piscatorien » 2138 , ce qui se fera en deux temps, d’abord, de manière très ambivalente, avec Brecht, puis, de manière beaucoup plus évidente, avec une génération d’auteurs allemands des années 1960, spécifiquement autour du théâtre documentaire.

Notes
2131.

Erwin Piscator, Postface au Théâtre politique, in Théâtre dans le monde, volume XVII, n°5-6, 1968, p. 348.

2132.

Idem.

2133.

Idem.

2134.

Le Théâtre politique, op. cit., p. 238.

2135.

Ibid., p. 126.

2136.

Piscator, Le Théâtre politique, op. cit., p. 37.

2137.

Ibid., p. 68.

2138.

Formule du journaliste Diebold, citée par Jeanne Lorang, « Le montage chez Piscator », in Denis Bablet (textes réunis et présentés par), Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Th 20, L'Age d'Homme, Lausanne, avec le concours du CNRS,1978, p. 261.