iii. Du spectacle épique au drame épique : Brecht ou la dialectique infinie.

Piscator estime que « la dramaturgie peut se vanter de succès importants depuis les années 20 : c’est le "théâtre épique" créé principalement par [lui] en ce qui concerne la scène, par Brecht en ce qui concerne le drame lui-même. » 2139 Bien que la collaboration entre les deux hommes ait été relativement limitée, et leurs relations personnelles fort complexes 2140 , il est évident que l’innovation dramaturgique de l’un constitue pour partie le pendant de la révolution scénique opérée par l’autre. Cependant existent de profonds désaccords autant esthétiques qu’idéologiques entre les deux artistes et théoriciens. Le théâtre documentaire de Piscator peut être défini comme théâtre épique au sens où il rompt avec le principe d’organicité de la fable artistotélicienne comme de son avatar hégélien, et où il confère une place inédite à la scène (et donc à la salle, au public) comme lieu d’achèvement voire d’avènement du sens politique du théâtre. Mais, s’il ouvre le drame, Piscator entend « mettre sur la scène toute l’histoire du monde » 2141 et de ce fait il construit un spectacle conçu comme un objet clos sur lui-même et dont le sens est fermé, en inféodant tout élément du particulier (le personnage, la vie privée, l’histoire) au général, à la lutte collective, à l’Histoire orientée vers le Grand Soir. Et c’est en ce sens que Brecht opère un « renversement copernicien » 2142 non seulement vis-à-vis de la dramaturgie artistotélicienne et hégélienne, mais également vis-à-vis du théâtre épique piscatorien. En effet, le théatre épique brechtien ouvre le drame mais il ouvre aussi la scène,

‘« la scène n’est plus un centre. Elle est "décentrée". Elle renvoie le spectateur à ce qui est au-delà d’elle : non à une Vérité éternelle ou historique dont elle serait le délégué, mais à ce que ce spectateur partage en commun avec elle, avec ses personnages : notre condition historique. […] Aucune pièce de Brecht ne se termine à proprement parler. Le conflit fondamental n’est pas résolu. Il ne fait au contraire qu’apparaître en clair : c’est un conflit politique. » 2143

Le théâtre fonctionne donc véritablement comme « propédeutique de la réalité » 2144 et de l’action politique, parce que « tout reste à faire en dehors, dans le monde réel. » 2145 Cette évolution permet une plasticité idéologique plus grande de l’œuvre et c’est pour cette raison sans doute 2146 que l’œuvre Brecht demeure aujourd’hui encore une référence fondamentale tandis que l’héritage de Piscator est souvent oublié. Chez Piscator, la foi en la Révolution Rouge est telle que son avènement est considéré comme la fin de l’Histoire, et en conséquence la « certitude révolutionnaire » 2147 vient prendre la place de l’ancienne catharsis aristotélicienne. A l’inverse chez Brecht la dialectique est infinie et le drame n’aboutit pas à l’avènement intradiégétique d’un monde meilleur – le monde révolutionnaire, ce qui serait encore une mystification idéologique. La distanciation, qui opère au niveau des personnages comme au niveau de la fable, sert à mettre à distance l’idéologie, toute l’idéologie, et ce que le drame épique brechtien entend dévoiler, « c’est notre monde, c’est notre propre situation politique – une fois les voiles du pathos et de l’idéologie déchirés. » 2148 En outre, l’œuvre de Brecht, par son recours à la parabole, confère un autre statut au spectateur. Elle ne s’adresse pas à lui de manière frontale, c’est-à-dire qu’elle prend acte du fait qu’« entrant au théâtre, le spectateur a abandonné ses préoccupations de citoyen ou de militant. Il n’est pas là pour les y retrouver, armées de pied en cap, sur la scène. » 2149 Elle s’adresse donc au militant comme au non-militant, voire à celui qui n’est pas même sympathisant de la cause révolutionnaire. Et elle renvoie le militant à sa conscience individuelle, par le biais de celle des personnages, l’incitant à mettre à distance non seulement le discours bourgeois mais aussi le discours révolutionnaire officiel, entrave symétrique et plus pernicieuse à l’émancipation qui est censée constituer le cœur du projet révolutionnaire. Comme le note Althusser, chez Brecht

‘« la pièce est bien le devenir, la production d’une nouvelle conscience dans le spectateur – inachevée, comme toute conscience, mais mue par cet inachèvement même, cette distance conquise, cette œuvre inépuisable de la critique en acte ; la pièce est bien la production d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l’achever, mais dans la vie. » 2150

La transformation du spectateur en acteur politique existe chez Brecht comme chez Piscator, mais elle ne passe pas autant chez Brecht par un endoctrinement, et l’intégralité de son œuvre ne manifeste pas une foi absolue dans la Révolution considérée comme achèvement de l’histoire et de l’émancipation de l’homme. Le théâtre de Brecht, au travers notamment de la distanciation et de l’articulation des « événements passés, de façon sensée autant que sensible, à un gestus présent, exécutable par l’homme d’aujourd’hui » 2151 , œuvre à l’émancipation individuelle, préalable et condition nécessaire – pourtant souvent délaissée – de l’émancipation collective. Et cette divergence entre les deux hommes de théâtre est la conséquence d’un décrochage idéologique. Les rapports de Brecht avec le communisme furent plus tardifs et plus ambivalents que ceux de Piscator, aussi la portée de son œuvre résiste de ce fait aux désillusions du socialisme réel, et demeure encore largement d’actualité, contrairement à celle de Piscator. Et, si certains metteurs en scène l’interprètent aujourd’hui en l’opposant à Piscator, et en font le héraut du théâtre d’art 2152 , d’autres y voient un modèle actuel parce que toujours actualisable pour le théâtre de lutte politique, comme nous allons le voir. Mais avant de détailler les spectacles en question, il importe de souligner que si l’œuvre proprement dite de Piscator paraît incontestablement datée, son modèle du théâtre documentaire demeure lui aussi très prégnant pour le théâtre de lutte politique aujourd’hui encore, par la médiation de ses héritiers des années 1960.

Notes
2139.

Erwin Piscator, « La technique, nécessité artistique du théâtre moderne » (1961), Le Lieu théâtral dans la société moderne, Paris, Editions du CNRS, 1963, p. 183.

2140.

Voir Maria Piscator, « Brecht et Piscator », in Jean-Michel Palmier et Maria Piscator, Piscator et le théâtre politique, Paris, Payot, 1983, pp. 181-190.

2141.

Ibid., p. 256.

2142.

Bernard Dort, « Un renversement copernicien », in Théâtres, Paris, Point, 1986, pp. 249-273.

2143.

Bernard Dort, « La vocation politique », ibid., p. 244.

2144.

Bernard Dort, « Une propédeutique de la réalité », ibid., pp. 275-296.

2145.

Bernard Dort, Lecture de Brecht, suivie de Pédagogie et forme épique, Paris, Seuil, coll. Pierres vives, 1960, p. 200.

2146.

Outre le fait que les écrits restent tandis que la trace des expérimentations scéniques est plus difficile à garder.

2147.

Bernard Dort, « La vocation politique », op. cit., p. 245.

2148.

Idem.

2149.

Idem.

2150.

Louis Althusser, « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht. Notes sur un théâtre matérialiste », Pour Marx, Paris, François Maspero, 1965, pp. 148-149.

2151.

Walter Benjamin, « Etudes sur la théorie du théâtre épique », Essais sur Brecht, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 35.

2152.

Voir supra, Partie II, chapitre 3, 2 et 3.