Piscator déplorait nous l’avons vu l’absence d’une dramaturgie documentaire, et le drame épique brechtien n’avait pas entièrement comblé ce besoin, qui trouvera satisfaction dans les années 1960 avec une nouvelle génération de dramaturges allemands qui revendiquent explicitement l’héritage du « théâtre documentaire » de Piscator – il montera ou préfacera plusieurs des pièces en question. Le théâtre documentaire est alors théorisé par les « quatorze thèses pour le théâtre documentaire » de Peter Weiss, en même temps qu’il est expérimenté de manière plus complexe dans l’œuvre de Weiss lui-même, mais aussi dans celle de Rolf Hochhuth, et de Heiner Kipphardt et aussi celle de Jean Vilar, qui va lui aussi s’intéresser à cette esthétique à un moment où sa conception du théâtre populaire œcuménique se trouve mise en crise par la situation politique (suite à la guerre d’Algérie), l’incitant à défendre un théâtre explicitement clivé. 2153
Le modèle théorique du théâtre documentaire est extrêmement précis quant aux enjeux politiques, et l’ensemble des pièces est relativement conforme à cette exigence. Il s’agit toujours d’une « critique du camouflage » 2154 , « de la falsification de la réalité » 2155 et du « mensonge » 2156 auxquels se livrent « les moyens de communication de masse » 2157 . Ces derniers peuvent présenter (et de fait, présentent souvent) une information « orienté[e] selon l’optique des groupes d’intérêts au pouvoir » 2158 parce qu’ils sont précisément contrôlés, même de manière indirecte, par « les hommes au pouvoir » 2159 , et qu’ils servent à « maintenir la population dans un désert d’abrutissement et de crétinisation ». 2160 Le théâtre documentaire, qui « soumet les faits à l’expertise » 2161 , se fixe donc une mission de contre-information, et en ce sens « l’œuvre dramatique se fait instrument de formation de la pensée politique ». 2162 Cette double mission constitue le théâtre documentaire non pas comme l’une des modalités mais comme un relais des « actions concrètes d’efficacité immédiate » 2163 que sont « la manifestation sur la voie publique, la distribution de tracts, le défilé en cortège, le travail de masse dans la foule » 2164 . Et « même lorsqu’il se veut […] prise de position et action militante, […] le théâtre documentaire est en fin de compte un produit artistique et il doit l’être, s’il veut justifier son existence. » 2165 La fonction politique du théâtre documentaire tient donc à – voire réside dans – sa spécificité esthétique. Il s’agit de
‘« construire, à partir de fragments de réalité, un exemple utilisable, un "schéma modèle" des événements actuels. […] [Le théâtre documentaire] ne se trouve pas au centre des faits, bien au contraire il prend l’attitude de l’observateur et jouit d’un regard analytique. La technique du découpage et du collage lui permet de faire ressortir du matériau chaotique que lui livre la réalité extérieure des détails clairs et éloquent. En confrontant des points contradictoires, il attire l’attention sur un conflit latent et grâce aux pièces qu’il a rassemblées il peut ensuite en proposer une solution, lancer un appel ou poser une question fondamentale. » 2166 ’Il s’agit non pas d’exprimer la réalité en son chaos, mais au contraire de dévoiler les cohérences que la représentation chaotique de la réalité par les médias dominants masque volontairement, pour inhiber toute volonté de changement. On mesure donc combien le projet fondateur du théâtre documentaire s’oppose à celui du théâtre postpolitique, qui entend précisément exprimer le chaos du monde de l’intérieur, et considère que tout point de vue critique global est désormais caduc. 2167 Il reste à voir dans quelle mesure ce projet demeure concrètement actif sur la période 1989-2007, mais nous pouvons déjà noter que, sur la fin de notre période particulièrement, l’évolution croissante des grands médias et notamment des médias audiovisuels vers une concentration dans les mains de quelques groupes financiers dont les dirigeants sont étroitement liés aux pouvoirs en place (en France comme aux Etats-Unis), incite a priori à la reviviscence d’une esthétique documentaire conçue comme dévoilement et contre-information. En outre, le modèle du théâtre documentaire demeure transposable au présent alors même que le soubassement idéologique qui le fondait dans les années 1960 s’est profondément modifié, dans la mesure où le travail d’explicitation des contradictions ne débouche en effet pas nécessairement sur une « solution » qui ferme le sens, et peut s’ouvrir au contraire sur « une question » ou un « appel. » C’est pour cette raison que le théâtre documentaire des années 1960 hérite à la fois de Piscator et du drame épique brechtien, et demeure une référence valide et transposable au théâtre de lutte politique tel qu’il se développe après 1989.
L’enjeu politique du théâtre documentaire, au-delà de légères variations qui le rendent suffisamment plastique pour résister aux reformulations qu’ont connus le projet critique et la lutte politique depuis les années 1960, apparaît donc relativement homogène. Il en va tout autrement de son identité esthétique, et à ce titre les expérimentations des années 1960 sont beaucoup plus diverses que le modèle théorique prôné, Weiss lui-même s’émancipant de son texte-guide qui caractérise le théâtre documentaire par le fait qu’il « se refuse à toute invention » (thèse 1). Tandis que Vilar affiche son refus de toute invention dans Le Dossier Oppenheimer 2168 , jugeant « toute affabulation […] dangereuse » 2169 , Heinar Kipphardt revendique lui dans En Cause J. R. Oppenheimer 2170 une marge de manœuvre artistique qui tient non seulement dans les coupes et le montage des « minutes du procès » qui constituent la base du texte, mais également dans l’ajout de petits monologues purement fictionnels qui visent à faire pénétrer le spectateur dans la conscience des personnages réels, les transformant ce faisant en personnages de fiction. Rolf Hochhuth va plus loin encore dans Le Vicaire 2171 , une pièce qui se donne à lire comme un drame romantique schillérien mettant en scène pour l’essentiel des personnages fictifs… à ceci près qu’elle comporte un imposant appareillage de notes intitulé « éclaircissements historiques » 2172 de plus de cinquante pages, et que la plupart des scènes sont introduites par des didascalies qui articulent les personnages et la fiction à la réalité historique. Le sens de l’œuvre est donc profondément modifié selon que les didascalies et les notes sont figurées ou non, et la pluralité possible de leurs modes de figuration sur la scène ajoute encore à la plasticité sémantique de l’œuvre. Au-delà de ces divergences dans la marge de fiction et de dramatisation du réel, une tendance récurrente demeure au sein des œuvres du théâtre documentaire, qui tient à sa fonction d’analyse critique de la réalité : la pièce-procès, forme dans laquelle on peut ranger les deux versions précédemment mentionnées du procès de J. R. Oppenheimer, de même que L’Instruction de Peter Weiss (1965). Cette idée que le théâtre peut constituer un tribunal du réel et, en le jugeant, en mettant à nu ses contradictions, peut contribuer à le changer, est au cœur de l’esthétique documentaire, et la forme de la pièce-procès demeure prégnante sur la période 1989-2007. Nous avons vu que la pièce La Ville Parjure ou le réveil des Erynies met en place un procès qui constitue la réponse intradiégétique au procès réel jugé injuste 2173 et c’est dans cette mesure que cette pièce et ce spectacle hybrides en termes de modèles esthétiques (tragédie et théâtre documentaire) le sont également parce qu’ils ne ressortissent pas seulement au théâtre politique œcuménique mais aussi, pour partie, au théâtre de lutte politique. De manière plus unilatérale, nombre de spectacles conçus depuis 1989 s’inscrivent explicitement dans l’héritage du théâtre documentaire et du théâtre épique, notamment en montant de manière actualisée les pièces de ce répertoire devenu lui aussi classique, les classiques du théâtre politique coexistant avec les classiques du théâtre d’art – voire, pour le cas de Brecht, se superposant à eux.
Voir supra, Partie II, chapitre 1, 2, d, vii.
Peter Weiss, Thèse 2, « Notes sur le théâtre documentaire » (1967), in Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs, traduction de Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1968, p. 8.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Thèse 3, ibid., p. 9.
Thèse 4, idem.
Thèse 9, ibid., p. 11.
Thèse 7, ibid., p. 10.
Thèse 5, ibid., p. 9.
Idem.
Thèse 6, ibid., p. 10.
Thèse 8, ibid., pp. 10-11.
Voir supra, Partie I, chapitre 4, 1, b et d.
Jean Vilar, Le Dossier Oppenheimer, Paris, Gonthier, 1965.
Jean Vilar, « Préface », ibid., p. 7.
Heinar Kipphardt, En Cause J. R. Oppenheimer (1964), traduction de Jean Sigrid, Paris, L’Arche, 1967.
Rolf Hochhuth, Le Vicaire (1963), traduction de F. Martin et J. Amsler, Paris, Seuil, 1963.
Rolf Hochhuth, « Eclaircissements historiques », ibid., pp. 257-310.
Voir supra, Partie II, chapitre 2, 3, d.