a. Omniprésence de la sphère médiatique et défiance à l’égard de la « désinformation. »

  • Toute notre période doit se lire à travers le prisme d'une omniprésence de la sphère médiatique et donc des images dans tout ce qu'elles peuvent avoir de sidérant (fascination et immobilisme). L'événement ce n'est plus le réel, c'est le réel tel qu'il est représenté dans les médias, toute l'ambivalence de la sphère médiatique étant résumée par cette formule d'une journaliste : « J'essaie de décider si je couvre un événement qui n'aurait pas lieu si on ne le couvrait pas. » 2227 L’effondrement du bloc soviétique à partir de 1989 constitue non seulement un tournant dans la géopolitique mondiale, mais également un moment de rupture dans la confiance des Français à l’égard des médias. 2228 En effet, la couverture par les journaux français de la révolution roumaine a été entachée par la diffusion d’images de faux charniers à Timisoara, du fait d’une concurrence entre les chaînes ne laissant ni la place ni le temps à la vérification des informations transmises à la population. 2229 Cette crise de la confiance à l’égard des médias ne cesse d’augmenter donc au cours de notre période 2230 et ce sont prioritairement les « images », autrement dit les représentations visuelles, qui sont soupçonnées d’être manipulables et manipulées par les journalistes. Cette crise peut permettre au téléspectateur de se désinvestir émotionnellement des images et susciter un désengagement : puisque ces images sont peut-être fausses, inutile de se sentir coupables, et ce risque a été pointé par Luc Boltanski dans son analyse de la crise de la topique de la dénonciation : si l’« on ne remet pas en doute qu’il y ait eu des victimes et des persécuteurs ; des malheureux et des bienfaiteurs » 2231 , l’on hésite en revanche sur « le remplissement des différentes places. » 2232

Mais la crise de la confiance peut aussi susciter le besoin d’en savoir plus, et de savoir autrement, d’autant plus que la crise affecte non seulement la confiance quant à la véracité des images montrées, mais également la confiance du (télé-)spectateur dans l’honnêteté (l’objectivité n’est même plus demandée en tant que telle) des médias dominants. Or ce sentiment fait peser un grand risque sur le bon fonctionnement d’une démocratie représentative qui repose sur la possibilité des citoyens de réagir aux décisions prises par leurs gouvernants en fonction de l’information qui leur est transmise. Et c’est précisément la volonté de trouver des modes de transmission de l’information alternatifs, c’est-à-dire qui présentent à la fois un contenu et une forme différents, mais comportent également une critique des médias dominants, qui peut permettre au théâtre de retrouver un rôle politique considérable. D’une part, les artistes font partie des citoyens les plus susceptibles de mettre à distance l’information qu’ils reçoivent parce qu’ils en prennent le temps, et d’autre part ils disposent des outils pour faire une contre-information efficace, le théâtre étant lui aussi un média. Certes il touche moins de monde que d’autres médias alternatifs contribuant à rééquilibrer l’espace public – comme Internet, dont on a beaucoup théorisé déjà l’influence novatrice en tant que contre-pouvoir. Mais le théâtre présente l’intérêt de toucher le spectateur non pas uniquement en tant qu’individu, et l’incite de ce fait à placer sa réception mais aussi peut-être sa ré-action dans une perspective collective. D’ailleurs il est à ce propos intéressant de noter que lors des rencontres organisées ou spontanées qui ont lieu après ces spectacles 2233 , les questions des spectateurs portent souvent moins sur des questions théâtrales que sur les événements politiques qui constituent le ou l’un des thèmes du spectacle. Précisément parce que la mission de lutte contre la désinformation que peut se fixer le théâtre est largement remplie par d'autres médias, les spectacles peuvent se consacrer aux modalités de critique qui lui conviennent le mieux, singulièrement la confrontation entre le texte et la scène, et plus précisément l’image et la parole : le théâtre est le lieu de l'image et de la parole, de la parole comme image, de l'image comme parole commentée, contredite, répliquée par le texte. De plus, par son statut hybride d’hétérotopie, le théâtre se situe également dans une hétérochronicité qui constitue une contestation en acte du traitement expéditif de l’information dans les médias audiovisuels. Nous allons à présent étudier de manière plus concrète les modalités esthétiques de cette critique des médias dans plusieurs spectacles dont certains ressortissent ponctuellement au théâtre de lutte politique, et d’autres entièrement.

Notes
2227.

Marya Mc Laughlin, cité par Jean-Louis Missika, La fin de la télévision, La République des idées, Seuil, 2006, p. 87.

2228.

« A la question posée par la SOFRES : " Pensez-vous que les choses ne se sont pas passées comme la télévision les montre ? " 24% des personnes interrogées répondaient par l’affirmative en 1975, 32% en 1989, et 48% en 1991. Ce scepticisme, plus répandu chez les cadres et les professions intellectuelles (57%) que chez les ouvriers (42%), chez les diplômés du supérieur (58%) que chez les sans-diplômes (43%), et maximum chez les jeunes, n’en est pas moins en très forte augmentation dans toutes les catégories analysées. » Jean-Louis Missika, « Les médias contestés », in SOFRES, L’état de l’opinion, Paris, Seuil, 1992 :

2229.

Paul Verluise, géopoliticien, in Quelle France dans le monde au XXIe siècle ? Article consultable à l’adresse : http://www.diploweb.com/france/14.htm

2230.

La campagne pour le référendum sur la constitution européenne a considérablement affecté la crédibilité des médias, et les collusions du monde médiatique dominant avec le monde politique, mais aussi avec le monde des affaires, dénoncées depuis longtemps, ont occupé une place d’importance dans la campagne pour l’élection présidentielle en 2007.

2231.

Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993, p. 229.

2232.

Idem.

2233.

Ce fut le cas pour toutes les rencontres auxquelles nous avons pu assister et que nous mentionnons dans cette partie.