b. La Ville Parjure : le document réel comme preuve utilisée dans la représentation d’un procès fictif.

Nous avons vu précédemment que le spectacle La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes, écrit par Hélène Cixous et mis en scène par Ariane Mnouchkine en 1994, constitue un objet hybride au regard de notre catégorisation en cités. 2234 Si ce spectacle, comme l’ensemble de l’œuvre du Théâtre du Soleil, s’inscrit dans la cité du théâtre politique œcuménique, il emprunte certains traits à l’esthétique documentaire et par ce biais au théâtre de lutte politique. 2235 La circulaire interne distribuée par le docteur Garetta, alors directeur du CNTS, au cours du mois de Mai 1985, constitue le seul document réel présent au sein de la fable. Elle est lue une première fois à voix haute par le bien nommé Professeur Lion qui se bat seul contre l’Ordre des Médecins pour faire éclater la vérité, avant d’être répétée à la demande d’un collègue du Docteur Garretta et témoin à son procès fictif. La défense du « Docteur Machin » (incarnation fictive du docteur Garretta) par ses collègues s’axe dans un premier temps sur le fait qu’à l’époque « on pensait que le sang avait une chance, mais minime, d’entraîner une maladie, qui avait une chance mais minime d’entraîner la mort. » 2236 Cet argument est réfuté par le Professeur Lion, au titre que de nombreuses publications dans des revues américaines mais aussi françaises avaient déjà établi le caractère mortel du virus VIH. Le Professeur Berthier avance alors un second argument, selon lequel le Docteur Machin « ne savait pas que le sang était douteux. » 2237 Et c’est à ce moment que le Professeur Lion lit la circulaire dont le contenu peine à « trouver le chemin [des] oreilles » 2238 du Professeur Berthier tant il est accablant : « Tous nos sangs sont contaminés. Alors que faire ? Si l’on arrête la distribution, les conséquences économiques seront très graves. La distribution des produits reste donc la procédure normale jusqu’à épuisement des stocks. » 2239 Cette circulaire opère dans le spectacle comme une preuve irréfutable que le directeur du CNTS était au courant dès le mois de mai 1985 de la contamination par le virus VIH des lots de sang utilisés pour les transfusions et de la dangerosité de cette contamination, alors qu’il a continué à distribuer les lots de sang jusqu’à l’automne suivant pour des raisons économiques. La lecture de cette circulaire rompt avec le registre de la métaphore dans lequel s’inscrivent le couple royal (qui suggère sans le mentionner le couple Mitterrand) ou encore la Cité des Morts qui recueille le chœur des « sans tous » 2240 exclus de la société, comme elle rompt avec le registre de la catharsis impliquée par le choix de la forme tragique pour la structure d’ensemble de la pièce. Ce document réel incite à interpréter la séquence du procès mis en place au sein de la Cité des Morts comme une justice alternative qui ne renvoie pas uniquement à un monde idéal mais propose une alternative possible aux dysfonctionnements de la justice réelle – le docteur Garretta n’a en effet pas été jugé pour empoisonnement contrairement à ce qu’avaient initialement demandé les avocats des victimes, mais simplement pour tromperie, et a écopé de quatre ans de prison, tandis que le 18 juin 2003, après de nombreuses péripéties judiciaires, la Cour de Cassation a rendu un verdict de non-lieu pour les responsables politiques mis en cause dans l’affaire du sang contaminé. Du fait de l’hybridité du spectacle La Ville Parjure, ni la représentation du procès ni le recours à l’esthétique documentaire n’occupent le centre esthétique de la pièce et de la mise en scène. 2241 Dans des spectacles qui ressortissent pleinement à la cité du théâtre de lutte politique en revanche, c’est parfois le cas, comme l’illustre Elf, la Pompe Afrique, spectacle déjà mentionné et que nous étudierons ultérieurement. Si aujourd’hui encore, « le théâtre documentaire peut prendre la forme d’un tribunal » 2242 qui « peut a posteriori compléter des débats d’après des points de vue absents du cas d’origine » 2243 , la volonté de jugement ne passe toutefois pas nécessairement de manière spécifique par la forme du procès, et les spectacles peuvent recourir à la forme documentaire pour juger un événement ou une situation sans nécessairement figurer de manière concrète un tribunal. C’est particulièrement le cas pour les spectacles qui entreprennent à travers la réflexion sur un événement politique précis non pas une critique ontologique des médias, mais une critique des choix politiques manifestes dans certains médias, et notamment pour les spectacles Requiem pour Srebrenica de Olivier Py, Rwanda 94 du Groupov et Gênes 01 de Fausto Paravidino.

Notes
2234.

Voir supra, Partie IV, chapitre 2, 1, b, iv.

2235.

Voir supra, Partie II, chapitre 2, 3, d, i.

2236.

Hélène Cixous, La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes, Paris, éd du Soleil, 1994, p. 149.

2237.

Idem.

2238.

Ibid., p. 151.

2239.

Docteur Garretta, « Circulaire interne au CNTS », Mai 1985. Citée par Hélène Cixous, op. cit., pp. 150-151.

2240.

Hélène Cixous, ibid.., p. 38

2241.

A la différence du film de Catherine Vilpoux, qui mêle images d’archives sur le scandale du sang contaminé aux extraits du spectacles du Théâtre du Soleil. Voir supra, Partie II, chapitre 2, 3, d, i.

2242.

Peter Weiss, thèse 11, « Quatorze thèses pour le théâtre documentaire », op. cit., p. 12.

2243.

Idem.